La DJ Sama' Abdulhadi est passée par Paléo
«Des soldats israéliens ont pissé sur mon lit»

Son lit souillé d'urine par des soldats israéliens, sa découverte de la techno au Liban et son espoir de voir la paix: de passage à Paléo la semaine dernière, la DJ palestinienne Sama' Abdulhadi s'est confiée à Blick, en attendant son procès. Interview rare.
Publié: 27.07.2022 à 16:09 heures
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Dernière mise à jour: 28.07.2022 à 22:14 heures
Sama' Abdhuladi, DJ palestinienne: «Ce sont les tyrans au pouvoir qui sont fous, pas les soldats à qui on a lavé le cerveau.»
Photo: DR
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Amit JuillardJournaliste Blick

Ça tape. Elle envoie du lourd comme à son habitude, là, Sama' Abdhuladi. La DJ palestinienne, star de la techno, est au milieu de son set. Dommage qu’on n’ait pas de nouvelles quant à notre demande d’interview. Tant pis, je m’enjaille. Il est 22h30, ce mercredi 20 juillet à Paléo.

Appel en absence. C’est mon collègue Antoine. «Eh, peut-être que tu pourrais quand même voir Sama après son concert dans les loges, vers minuit. C’est pas du tout sûr mais on serait les seuls sur le coup. Ça t’intéresse?» Bien sûr! La première fois que j’ai tenté ma chance, c’était au Montreux Jazz 2019. La même année à Ramallah, capitale administrative des Territoires occupés, j’ai rencontré à peu près tous ses potes, sauf elle. La dernière veste que j’ai prise, c’était lors de sa venue au D! Club à Lausanne, fin mai 2022.

Une semaine en taule

Elle a des histoires à raconter, Sama. Elle a vécu la seconde intifada, c’est la première DJ à avoir joué de l’électro dans sa ville en 2006, elle s’est fait connaître grâce à une vidéo du collectif Boiler Room en 2018 et elle a été libérée sous caution après une semaine de taule en décembre 2021.

Elle est accusée par la justice palestinienne d’avoir profané un site sacré après y avoir fait danser son public. Et ce malgré un accord avec le Ministère du tourisme, appuie sa défense. Elle attend son procès depuis son domicile de Saint-Denis, non loin de Paris. Elle risque deux ans de prison.

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Un grand verre d’eau et je prépare mes questions. Direction le backstage. La voilà. Elle a l’air surexcitée après son passage sur la scène Belleville et son décor psychédélique. On me demande de patienter. L’interview va pouvoir se faire, elle a dit oui. C’est bientôt bon. Voilà, on peut aller dans sa loge. Un container de chantier. Elle éteint le néon. Trop de lumière. On lui apporte une lampe d’appoint.

Il est passé minuit. Notre discussion devait durer dix minutes. On en passera quarante à refaire le monde comme deux vieux potes en fin de soirée. Sa découverte de Satoshi Tomiie à Beyrouth, au Liban, son lit souillé d’urine par des soldats israéliens et son espoir insubmersible de voir ce conflit se terminer: un, deux, trois, lisez!

Sama', je suis content d’enfin te rencontrer! Ça fait un moment que j’essaie de t’attraper. Je suis ce que tu fais depuis 2018, j’ai voyagé en Palestine…
(Elle me coupe) Ah oui? Où ça?

À Hébron, Bethléem, Naplouse, Jéricho et Ramallah.
Incroyable! Je ne suis jamais allée à Hébron, par exemple.

Tu le sais déjà mais c’est l’horreur, là-bas. La ségrégation, les agressions des habitantes et habitants par l’armée israélienne, les conflits avec les colons juifs intégristes. Je me suis fait harceler sévèrement à chaque checkpoint dans la vieille ville par les soldats israéliens, main sur la gâchette. Sûrement parce que je ressemble à un Palestinien… Enfin, seulement quand je ne portais pas de mini-short, vêtement qui indiquait clairement que je n’étais ni juif ni musulman dans cette ville sainte pour les deux religions.
Tu vois, Israël a parfait la colonisation, la ségrégation, le racisme d’État, le système d’apartheid. Il faut raconter tout ça. Quand j’entends qu’un DJ étranger vient jouer à Tel Aviv, je l’invite pour un café à Ramallah pour lui expliquer et lui montrer la situation de mon côté du mur.

Et ça marche?
Oui. Les gens changent d’avis quand ils voient ce qui se passe. Quand ils viennent dans les Territoires occupés, ils prennent une grosse baffe. Moi, ce n'est qu'en partant à l'étranger que je me suis vraiment rendu compte que ce n’était pas normal de vivre cela.

Vraiment?
Oui, pour moi, le monde était ainsi. Je me disais que tout le monde vivait ça. Un des gros chocs que j’ai vécu, c’était traverser la frontière entre la France et la Belgique.

Pas de checkpoint…
Comment deux pays peuvent-ils se faire confiance à ce point? C’est incroyable.

Faire de la techno, c’est résister?
Quand ça a commencé à Detroit, c’était la communauté noire qui prenait la parole. Et puis, ça a traversé l’Atlantique et ça a fait tomber le Mur de Berlin. Un mur est déjà tombé: je garde espoir.

Justement, ça te fait quoi de voir Berlin aujourd’hui?
En fait, c’est voir l’Afrique du Sud aujourd’hui qui m’émeut le plus, même si la situation socio-économique là-bas reste terrible. L’apartheid a pris fin et maintenant tout le monde vit plus ou moins ensemble. Et même les Blancs se sentent Sud-Africains.

Tu penses que ça sera possible un jour chez toi?
Je garde espoir.

Tu as vécu une intifada, la guerre. T’en gardes quoi?
Ça m’a fait ouvrir les yeux. C’est presque la seule chose que j’ai connue. Ça a commencé quand j’avais à peu près 10 ans et ça s’est terminé quand j’en avais 18. Ensuite, je suis partie et j’ai compris que la vie, c’était pas ça.

T’es allée où?
Mes parents m’ont envoyée à Beyrouth, au Liban.

Ah ouais? Pourquoi?
J’étais en train de devenir une activiste. Je manifestais… J’étais très en colère. Ils ont pensé que je serais plus en sécurité au Liban. C’est là que j’ai découvert la techno.

On reviendra à la techno plus tard. C’est quoi qui te mettait le plus en colère?
Quand l’armée israélienne a commencé à nous bombarder à Ramallah, j’avais peut-être 10 ans. On venait d’arriver de Jordanie. Je demandais à mon père: «Pourquoi on est là et pas en Jordanie, où les bombes ne pleuvent pas?» Et lui me répondait: «Parce qu’on a de l’espoir, il faut résister.» Il n’a jamais arrêté de me le répéter. Ça ne voulait rien dire pour moi à l’époque. Jusqu’au jour où des soldats ont pris possession de l’immeuble où on vivait. J’avais peut-être 13 ans.

«Me demander de jouer avec ou après un DJ israélien pour promouvoir la paix, ce serait comme demander à une DJ noire de jouer avec ou après le Ku Klux Klan», balance Sama' Abdulhadi.
Photo: PALÉO/LIONEL FLUSIN

Il s’est passé quoi?
Ils nous ont enfermés sur le toit pendant plusieurs jours et ont occupé nos appartements. Ça, ça m’a révoltée. Expliquez-moi pourquoi un soldat israélien dort dans mon lit alors que je suis coincée sur le toit? Et pourquoi il y a de la pisse sur mon lit et de la merde par terre quand l’armée part? Mais j’ai compris depuis que ce sont les tyrans au pouvoir qui sont fous, pas les soldats à qui on a lavé le cerveau.

Après tout ça, t’as vraiment encore de l’espoir?
J’ai toujours de l’espoir.

Pourquoi?
Pour chaque situation de merde, il y a une toute petite lumière au bout du tunnel. Sinon, on se suiciderait toutes et tous. On se jetterait par la fenêtre, sans problème. De toute façon, dès notre naissance, on nous dit qu’on va mourir pour ce combat, pour la Palestine.

Du coup, en quoi faire de la techno c’est résister?
En fait, pour moi, ce n’est pas le cas.

C’est quoi alors?
C’est fuir. Avant de partir pour Beyrouth, je faisais du rap. Le rap, c’est vraiment vénère et…

… et politique.
Et politique. Quand t’arrives à la fin de ta chanson de rap, t’es toujours fâchée, tu sais. Ça ne me permettait pas de me libérer de ma colère. J’étais l’enfant le plus en colère de toute ma famille. Tout le temps.

Comment t’en es venue à mixer alors?
Un soir, à Beyrouth, mes potes m’ont dit: «Viens, on va à Satoshi Tomiie.» Moi, j’ai cru qu’on allait manger des sushis. Et on est arrivés dans un immense hangar. Il y avait de la musique. Je ne savais pas que c’était, de la techno. Les gens étaient juste en train de danser. Pas ensemble, pas les uns avec les autres. Ils dansaient, simplement. Malgré tout ça, j’ai dit aux personnes qui m’y avaient emmenée: «Elle est où, la bouffe?»

Hahahaha!
Elles m’ont expliqué que Satoshi Tomiie était en fait le DJ. Que les gens venaient le voir lui. J’ai commencé à danser. Et soudain, j’ai regardé ma montre et cinq heures étaient passées. Pour la première fois de ma vie, je n’avais plus pensé à la Palestine ou à mes rhumatismes pendant plusieurs heures, le tout en étant éveillée. J’étais entrée en transe, sans produits. Et c’est ça que j’aimerais offrir à mon peuple en Palestine.

Et donc tu es rentrée de Beyrouth et tu as créé la scène techno à Ramallah.
J’étais la première DJ de Ramallah. Mais celle qui a créé la scène, c’est Fidaa Kiwan. La photographe qui avait été condamnée à mort à Dubaï l’année dernière pour possession de drogue. Sa peine a été commuée en peine de prison à vie dernièrement. C’est elle qui a fait la connexion entre Haïfa (ndlr: en Israël) et Ramallah. La première fois, elle a rempli un bus de 100 personnes au départ d’Haïfa pour qu’elles viennent me voir. Et elle a invité 50 personnes de Ramallah. On a recommencé la semaine d’après. C’est parti comme ça. J’espère qu’elle sortira un jour de prison.

Et que toi tu ne vas pas finir en prison…
Honnêtement, durant mes huit jours en prison, j’ai pu me reposer. J’ai lu trois livres.

Comment tu te sens par rapport à ton procès qui arrive?
On verra. Il aurait dû avoir lieu en mars et a été reporté. Peut-être qu’il n’aura jamais lieu… Avec ce qui se passe maintenant en Palestine, ce pays et sa justice ont d’autres chats à fouetter.

Est-ce que tu jouerais à Tel Aviv, en Israël, par exemple?
Hell no! De toute façon, je n’ai pas le droit d’y aller. Je n’irais pas jouer seulement pour des Israéliennes et des Israéliens. Mon frère ne pourrait pas venir me voir, mes potes non plus. Et c’est pas faire un événement pro-Palestine à Tel Aviv qui va changer les choses. Il faut des actions politiques. Gaza est la plus grande prison du monde. Les gens survivent en mangeant du riz et des pois chiches, ils se font bombarder. J’irai jouer à Tel Aviv quand Gaza sera libérée, qu’on partagera la même eau et quand mes cousines et cousins pourront y faire la fête.

Et avec un DJ israélien, tu ferais un back-to-back?
Me demander de jouer avec ou après un DJ israélien pour promouvoir la paix, ce serait comme demander à une DJ Noire de jouer avec ou après le Ku Klux Klan. Ce n’est pas ça qui ramènera la paix.

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