Nicolas Capt
Petite ode à l'univers du champ de foire

Me Nicolas Capt, avocat en droit des médias, décortique deux fois par mois un sujet d’actualité ou un post juridique pour Blick. Cette semaine, il se plonge dans l'univers des forains, qui fleure bon le monde d'antan mais qui s'adapte aussi à celui d'aujourd'hui.
Publié: 09.08.2022 à 14:15 heures
Le 7 août 2022, sur le Quai Wilson à Genève. Dès 2023, les forains seront sur la plaine de Plainpalais.
Photo: keystone-sda.ch

Une jolie série estivale de la «Tribune de Genève», rédigée par une plume délicate, s’est récemment penchée sur les forains, ceux-là même dont il nous est dit qu’il prévu de les parquer dès l’an prochain sur le désert - pardon, la plaine - de Plainpalais. Sans doute pour les remplacer, sous l’effet d’un grand vent moderniste, par des baraques pastel où l’on vendra galettes de tapioca et gingembre gazeux à des touristes qui n’en demandent peut-être pas tant.

De l’image d’Epinal des forains voleurs de poules à la réalité du tenancier de manèges de l’an 2022, il y a évidemment un monde. Et ces récits, comme autant de petites mosaïques, dessinent une vie particulière faite de renoncements ordinaires, de rires immédiats et de sachets surprises. Car il faut aimer le hasard et le futile, que l’on soit client ou forain. Pour le passant, le hasard du chamboule-tout et du jeu de massacre, celui du jeu des petits chevaux ou encore celui du tir à la carabine à plomb. Pour le forain, celui de la météo, des autorisations administratives et aussi, plus globalement, celui d’une vie de transhumance.

Quant au futile, il règne en maître sur la fête foraine. Celle-ci n’a d’autre raison d’exister que le déploiement temporaire des plaisirs ordinaires, les lampes qui clignotent, l’odeur entêtante de la barbe à papa, introduite lors de l’Exposition universelle de Saint-Louis (Missouri, Etats-Unis) en 1904 et les harangues du bonimenteur qui fait l’annonce du spectacle dans un style propre à allécher le chaland.

C’est un évident parti pris que de se rendre au champ de foire, celui du bonheur de l’instant, superficiel et tout à la fois inoubliable, circonstanciel et immémorial.

Des ours qui jadis allaient de porte en porte avec leur montreur attitré aux attractions modernistes souvent désuètes au moment même de leur mise en service, le champ de foire se trouve pris dans une tension constante entre la tradition, l’éternel recommencement qui rassure, et l’innovation, guidée par la peur primale de la désuétude.

Mais gare! La madeleine de Proust a ses exigences, nourrie par un imaginaire digne d’une machine à remonter le temps. Certaines attractions demeurent inchangées depuis des lustres: les auto-tamponneuses, le dynamomètre des foires (ce curieux dispositif au moyen duquel on essaie sa force, jadis en frappant sur une partie représentant une tête coiffée d’un turban et aujourd’hui en malmenant un sac de frappe ou un ballon), les jeux d’adresse, ou encore les petites montagnes russes. Seuls fleurissent ça et là, signe des temps, quelques exemptions de responsabilité affichées sur de grands panneaux récents, par exemple aux auto-tamponneuses: l’exploitant ne se dit responsable que des défaillances matérielles et non des chocs. Curieuse société hygiéniste que la nôtre, tout de même.

Ceux qui ont la poésie du suranné chevillée au corps, ne manqueront pas de passer le temps en regardant les attractions d’antan que Marcel Campion avait mises aux enchères il y a quelques années.

Et ce charme, nourri d’un décalage constant entre la vie réelle et celle, précipitée à la manière chimique en quelques attractions et faux semblants normés, de la foire ne se puise pas que dans un passé imaginaire ou imaginé. Dimanche, dans l’une des innombrables petites cabanes qui vendait les tickets pour les attractions, on apercevait du coin de l’œil une religieuse, en coiffe et croix de bois autour du cou, affairée à échanger, le regard grave, avec un patron de manège. Quelle confession venait-elle recueillir? Quelles meurtrissures de l’âme ou du cœur venait-elle consoler? A moins qu’elle ne vînt administrer l’extrême onction aux manèges bientôt privés de quai Wilson. Une collision des genres et des mondes, assurément.

Mais revenons-en à la réalité administrative. Bien sûr, il y a les arguments rationnels pour le déplacement ailleurs, la piste cyclable du U lacustre, l’aménagement d’une nouvelle zone de baignade et tout un tas de bonnes raisons. Et l’usage accru du domaine public, comme l’on dit en droit de ce qui s’écarte de la destination initiale d’un lieu. Mais l’addition de bonnes raisons ne finit pas toujours par donner une bonne décision. Et un tour gratuit aux auto-tamponneuses, un!

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