L'analyse de Myret Zaki
Conseiller fédéral, un rôle dévalué dans le monde de Trump

Dans un monde de rapports de forces, la Suisse et son gouvernement ont moins de poids. Les profils adaptés aux exigences du moment se font rares. Pour percer à Berne, les candidats ont besoin du soutien de lobbies forts, comme ceux des paysans et les militaires.
Publié: 06.02.2025 à 16:16 heures
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Dernière mise à jour: 07.02.2025 à 10:54 heures
Les profils adaptés au job de Conseiller fédéral sont rares alors que le gouvernement suisse perd en pouvoir dans le monde de Trump.
Photo: KEYSTONE
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

Pourquoi le Conseil fédéral a-t-il eu toutes les peines du monde à recruter un 7e membre, après la démission de Viola Amherd? C’est une question qui mérite d’être analysée en profondeur.

Un manque de motivation criant

Il était en effet surréaliste de voir, tour à tour, les candidat(e)s potentiel(le)s du parti du Centre afficher une absence totale de motivation, invoquant «manque d’envie», besoin de «liberté personnelle» ou raisons familiales. Signe des temps, parmi les deux candidats qui restent, Markus Ritter est soutenu par les puissants lobbies paysan et militaire, ce qui est révélateur.

Le CF affaibli dans le monde de Trump

Le système suisse est à la peine dans le monde d'aujourd'hui. Un système collégial, consultatif, décentralisé constitue, par définition, un dispositif de beau temps, de paix. Les systèmes démocratiques rationnels-légaux en général sont faits pour la coopération et non pour un monde de rapports de force, de bluff, d’agressivité commerciale et territoriale, de propos outrageux, et surtout de désaveu du multilatéralisme et des règles du droit international.

La Suisse a toujours dépendu d’un contexte coopératif, faute de leviers puissants. La loi du plus fort n’est pas pour les petits pays, mais pour les grandes puissances qui peuvent agiter la menace de sanctions, de tarifs douaniers, de cessation de financement, et d’interventions militaires.

Crises aiguës, neutralité en jeu

Pour le Conseil fédéral, cela signifie que les exigences du poste ont changé. Il faut des capacités de négociation plus musclées, par exemple pour pouvoir contrer le protectionnisme américain et européen. Face aux deux blocs, le ton se durcit, les enjeux s’accroissent. 

Il faut aussi des conseillers fédéraux prêts à gérer des crises extrêmes, comme celles du Covid et de la faillite de Credit Suisse, qui ont accru l'intensité de cette charge, et pas dans le bon sens. 

Il faut aussi un exécutif capable de jouer la partition délicate de l'Ukraine, une guerre qui a mené la Suisse à redéfinir sa neutralité. Et capable aussi de tenir tête au secteur de la Défense et aux pressions qu’il peut exercer, notamment quand il faut faire appliquer l’interdiction de réexporter du matériel de guerre suisse vers l’Ukraine.

Culte de la personnalité à la mode

Aujourd’hui, un exécutif à 7 membres, où n’émergent pas de profils particulièrement charismatiques, populistes ou puissants, n’est pas à son avantage dans ce monde dirigé par des milliardaires hypercommunicateurs et hypervisibles comme Trump et Musk, par des populistes frondeurs comme Milei, Zelensky ou Meloni, ou des autoritaires comme Orban et Erdogan. 

Tout cela explique pourquoi dans un pays comme la Suisse, l’exécutif peine désormais à concentrer un réel pouvoir d'action. Et donc à attirer des candidats motivés, qui y croient encore. Dans ce contexte, la frilosité du Centre «révèle aussi les limites d’un système de désignation des candidats, très improvisé, alors même que la Suisse a besoin aujourd’hui de personnalités fortes, à même de mener des campagnes décisives pour le pays, comme celle des Accords avec l’UE», souligne Romaine Jean, ancienne productrice et correspondante à Berne pour la RTS.

Un problème qui dépasse le Centre

On aime bien résumer ce problème à celui d'un seul parti. «Plus qu’une désaffection pour le poste, cette succession chaotique révèle un problème interne au parti du Centre, une mauvaise circulation de l’information entre la conseillère fédérale et le président», analyse Romaine Jean. «C’est un problème spécifique du Centre, un parti désuni, où les femmes ont intrigué contre Gerhard Pfister», assure aussi Peter Rothenbühler, ancien rédacteur en chef du SonntagsBlick et du Matin, chroniqueur au Matin Dimanche, puis à la Weltwoche.

Or le problème est surtout celui de la puissance des partis, et des individus au sein de ces partis. En effet, il existe une difficulté propre au Conseil fédéral: aujourd'hui plus que jamais, il faut être soutenu par des lobbies forts pour y survivre. Ce problème est au cœur de la démotivation des candidats qui n'ont pas de réels soutiens et qui se font probablement peu d'illusion. On le voit, le problème n'est donc pas juste celui de l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

La vie privée, autre faux débat?

Certes, pour la première fois, plusieurs candidats, y compris masculins, ont prétexté que leur vie familiale était leur priorité. «Ce qui est tout à fait nouveau est que les candidats préfèrent rester dans leur canton ou au Parlement, commente Peter Rothenbühler, qui a 45 ans de recul sur la Berne fédérale. Auparavant, relève-t-il, la norme était qu’un Conseiller fédéral prenait congé pour 15 ans de sa femme et de ses enfants». 

Mais les mœurs ont-elles vraiment changé? Ce qui était un honneur suprême serait-il devenu moins important que le bien-être personnel? C'est probablement un faux prétexte, et un faux débat. 

D’abord, parce que cette aspiration d’équilibre entre vie privée et professionnelle concerne rarement les postes de pouvoir de ce niveau. Ensuite, parce que c’est une aspiration spécifique aux nouvelles générations. Or ce sont des candidats entre 50 et 65 ans qui ont exprimé cette frilosité, et non des membres de la génération Z. 

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La réalité, qui ne pourrait être invoquée telle quelle, est que ce poste n’offre plus autant de moyens d’exercer le pouvoir. Il faut plutôt avoir déjà du pouvoir pour l’occuper
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Ensuite, les Conseillers fédéraux sont en réalité libres d’organiser leur temps. Ils peuvent déléguer beaucoup de tâches à des fonctionnaires, et participer à moins d'événements secondaires. C’est leur choix de s’investir plus ou moins dans la fonction. 

Dès lors, la raison la plus plausible est que le job est devenu plus risqué, exposé à beaucoup plus de pression. C'est une évidence. Et un défi, dans un monde plus agressif, où il faut réussir le grand écart de ménager à la fois la population et les puissants partenaires extérieurs de la Suisse. 

La réalité, qui ne pourrait être invoquée telle quelle, est que ce poste n’offre plus autant de moyens d’exercer le pouvoir. Il faut plutôt avoir déjà du pouvoir pour l’occuper, c’est-à-dire des soutiens de poids. Cette tendance est loin de se limiter à la Suisse.

La réalité: il faut être soutenu par un lobby fort

De nombreux récits parus dans les médias ont montré comment se jouent les rapports de force au sein du Conseil fédéral, et comment le leadership exercé par le PLR et le l'UDC joue pratiquement dans tous les domaines. Or il se trouve que ces deux partis sont ceux qui concentrent les lobbies qui comptent le plus, ceux de l’économie, des paysans et de la défense. Et c’est là tout l’enjeu pour un candidat ou une candidate aujourd’hui.

Respect des militaires, soutien des paysans

Ainsi, pour diriger le département de la Défense, il faut avoir ce groupe d’intérêt derrière soi. «Markus Ritter est respecté par le lobby militaire», relève Peter Rothenbühler, ce qui favorise sa candidature. Et surtout, il est à la tête du lobby paysan. «Sans un lobby fort derrière soi, on n'a aucune chance de percer au Conseil fédéral avec ses projets», résume l’ex-dirigeant de presse. 

Avoir le lobby paysan signifie que l’on rassemble aussi des représentants des paysans UDC, PLR et socialistes, et qu'on a moins de risque d'être minorisé. Et c’est un atout qui a de fortes chances de jouer en faveur du candidat Ritter. Voilà tout ce qu’aura révélé la démission de Viola Amherd. On l’en remercie.

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