La chronique d'Isabelle Chappuis
Que voulons-nous laisser à nos enfants: une dette financière ou une dette sécuritaire?

Dans sa nouvelle chronique, la conseillère nationale Isabelle Chappuis met en garde la Suisse sur les conflits mondiaux à venir et la nécessité pour cette dernière de ne pas trainer la patte en matière de savoir-faire technologique.
Publié: 16:02 heures
Pour Isabelle Chappuis, «Notre prospérité repose sur l'innovation, domaine où la Suisse occupe les premières places mondiales.»
Photo: Shutterstock
Par Isabelle Chappuis, conseillère nationale Le Centre

La prudence peut parfois se révéler la plus imprudente des attitudes. C'est le paradoxe auquel la Suisse fait face aujourd'hui dans sa politique budgétaire concernant la recherche et l'innovation.

Dans un monde où la paix semblait inexorablement acquise, nos dirigeants ont évolué avec la conviction que la rigueur budgétaire représentait la seule solution pour préserver la santé économique de notre État. Cette vision s'est révélée judicieuse pendant trois décennies.

Mais ce monde a changé. Les crises se sont succédées depuis 1989. La guerre est désormais (presque) à nos portes et a changé de visage. Il n'existe plus de souveraineté politique ou économique sans souveraineté militaire. La maîtrise des technologies quantiques et de l'intelligence artificielle redessine les frontières de cette souveraineté. Notre position d'excellence est plus fragile que jamais. Entre une Chine conquérante, des États-Unis dominants et une Europe qui cherche sa place, la Suisse ne peut se permettre le luxe de l'immobilisme. Cette nouvelle ère exige davantage qu'un équilibre raisonné, elle appelle à l'audace à la hauteur des bouleversements qui s'annoncent.

Deux visions s'affrontent

Deux visions s'affrontent aujourd'hui sur la scène économique et politique européenne. Le rapport Draghi appelle l'Union européenne à un sursaut stratégique et à des investissements massifs dans les technologies d'avenir. En Suisse, le rapport Gaillard propose l'inverse: réduire les dépenses publiques et limiter les investissements, en coupant massivement dans les institutions développant ces technologies d’avenir (les EPF et les universités, le FNS, Innosuisse).

Entendons-nous bien: en tant qu'économiste, je comprends parfaitement l'intérêt du frein à l'endettement, ce mécanisme qui a permis à la Suisse de maintenir une stabilité financière enviable. C'est un garde-fou essentiel qu'il ne s'agit pas de démanteler. Mais la question qui se pose aujourd'hui est plus subtile: dans notre façon d'évaluer les dépenses publiques, ne devrions-nous pas intégrer la notion de dette sécuritaire au même titre que la dette financière?

Notre prospérité repose sur l'innovation, domaine où la Suisse occupe les premières places mondiales. Cette réussite est possible grâce à nos EPF, nos universités, nos hautes écoles, au Fonds National Suisse qui finance la recherche fondamentale, à Innosuisse qui soutient son application pratique, aux taxes d'études accessibles et aux échanges internationaux. Ce système permet à nos institutions et entreprises de créer des produits innovants et des services à forte valeur ajoutée qui maintiennent notre avantage compétitif, grâce à un financement public clair, stable et durable.

Innovation et défense, un tandem indissociable

Cette excellence n'est pas seulement économiquement vitale, elle est devenue stratégique pour notre sécurité nationale. À l'ère de la guerre hybride, alors que la Suisse modernise son armée et doit impérativement renforcer sa défense, la recherche et l'innovation scientifiques sont devenues indissociables de notre sécurité. Les nouvelles technologies redéfinissent l'équilibre des forces entre nations. Pour la Suisse, l'excellence de la collaboration entre nos chercheurs et nos industries constitue un atout majeur qui garantit son indépendance et sa résilience.

De la cybersécurité aux communications sécurisées, en passant par les systèmes autonomes, l'intelligence artificielle et le domaine spatial: ces domaines sont devenus vitaux pour notre défense et notre souveraineté. Les capacités spatiales représentent désormais un pilier essentiel de notre infrastructure critique, tandis que les applications militaires de l'intelligence artificielle remodèlent profondément la nature même des conflits. 

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Investir dans la recherche, l'innovation et la souveraineté technologique n'est pas un luxe mais une police d'assurance pour notre sécurité
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C'est cette synergie entre une défense forte et un écosystème de recherche et d'innovation performant qui doit être préservée et soutenue. Couper dans la recherche et l'innovation pour financer la modernisation de notre armée serait donc une erreur stratégique majeure. Une défense moderne exige à la fois des capacités militaires robustes et de l'excellence technologique.

Myopie stratégique

Ne nous trompons pas de priorité. Investir dans la recherche, l'innovation et la souveraineté technologique n'est pas un luxe mais une police d'assurance pour notre sécurité et notre prospérité futures. Ignorer cette réalité par excès de prudence comptable reviendrait à faire preuve d'une myopie stratégique aux conséquences bien plus coûteuses.

Dans un monde en pleine mutation, où les crises se succèdent et où la compétitivité repose sur notre capacité à anticiper et innover, la véritable responsabilité budgétaire ne consiste pas à refuser toute dépense, mais à distinguer celles qui construisent l'avenir de celles qui l'hypothèquent. En d'autres termes, que voulons-nous laisser à nos enfants : une dette financière ou une dette sécuritaire?

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