La chronique d'Isabelle Chappuis
Vous n'aurez pas notre liberté de penser

La conseillère nationale du Centre Isabelle Chappuis revient sur le rôle des technologies dans la polarisation de l'opinion publique. Pour elle, nous faisons désormais face à une guerre invisible, cognitive, et plaide pour garantir la liberté de penser.
Publié: 29.11.2024 à 12:28 heures
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Dernière mise à jour: 29.11.2024 à 15:42 heures
Isabelle Chappuis est conseillère nationale du Centre.
Par Isabelle Chappuis, conseillère nationale Le Centre

«Le plus grand art de la guerre est de soumettre l'ennemi sans avoir à le combattre.» Cette citation de Sun Tzu, général chinois et auteur du fameux ouvrage «l’Art de la guerre», prend aujourd'hui un sens inquiétant. Car la guerre a changé de visage. Au-delà des chars et des missiles, une nouvelle menace se profile. Elle est invisible, et ses effets sont dévastateurs. Bienvenue dans l'ère de la guerre cognitive, où la cible primaire n'est plus notre territoire, mais nos cerveaux.

Cette guerre est différente de la simple désinformation que nous connaissons déjà. La désinformation, ce sont des fake news, des mensonges que l’on peut repérer et démentir. La manipulation cognitive, elle, va beaucoup plus loin: elle ne manipule plus l’information, mais notre perception de l’information. Elle reprogramme littéralement notre façon de penser et donc d’agir, sans même que nous nous en rendions compte.

C'est une guerre parfaite car invisible – avec des armes invisibles (pensez aux algorithmes) et des victimes invisibles qui ne savent même pas qu'elles sont attaquées. Mais les dégâts, eux, sont bien visibles. Regardez autour de vous: la société se polarise de plus en plus, un climat de méfiance s'installe entre les citoyens, les débats politiques sont de plus en plus clivés et nous observons un désaveu croissant de nos institutions. Ce n'est pas un hasard.

Les technologies polarisent la société

Les technologies modernes rendent cette guerre possible. Les réseaux sociaux comme TikTok ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Nos adversaires développent des technologies de subversion de plus en plus sophistiquées qui, demain – si ce n'est pas déjà le cas aujourd’hui – seront capables d'influencer nos émotions, de créer des réalités alternatives, et même de manipuler nos souvenirs, et ce à grande échelle. Imaginez: pendant que vous lisez tranquillement vos actualités en ligne, des algorithmes sophistiqués analysent vos réactions pour mieux vous manipuler demain.

J’échange depuis plusieurs années sur ces dangers avec le Dr Jean-Marc Rickli, expert reconnu des nouveaux paradigmes de la guerre, et en particulier de la guerre cognitive, au Centre de politique de sécurité de Genève. Ses analyses, aujourd’hui tristement prophétiques, éclairent avec une précision redoutable l’ampleur des risques auxquels nous sommes confrontés. Lors de la conférence du Réseau national de sécurité sur la désinformation, ce jeudi 28 novembre à Lucerne, j’ai débattu de ces enjeux aux côtés du Dr Rickli et d’autres spécialistes du monde de la sécurité. Le constat est clair: face à cette menace invisible et insidieuse, les réponses traditionnelles ne suffisent plus.

S'armer face à une menace invisible

Mais comment se défendre contre un ennemi qu'on ne voit pas? Comment savoir si nous sommes attaqués quand aucune bombe n'explose? Quand nos opinions sont détournées et que nos décisions ne nous appartiennent plus vraiment, sommes-nous en guerre? Que doit-on protéger?

Face à cette menace invisible, nous devons collectivement repenser notre défense. En tant que citoyens, nous – et nos enfants – devons aiguiser notre esprit critique et développer une auto-défense intellectuelle. Nous devons apprendre à protéger nos cerveaux comme nous protégeons nos foyers. 

Si une offensive visant nos esprits remet en question notre sécurité, il devient essentiel que notre armée développe des moyens de défense adaptés pour protéger nos soldats et le peuple suisse – la défense de notre intégrité cognitive doit devenir un objectif prioritaire de l’armée. Lors d’une récente intervention au Parlement, j’ai plaidé avec succès pour faire de la protection de l’intégrité cognitive une priorité nationale, en l’inscrivant notamment dans les missions stratégiques de nos forces armées. Il est également impératif que notre Parlement détermine clairement ce que nous souhaitons préserver avant tout: notre liberté de penser.

Protéger la liberté de penser

N’est-il pas temps de reconnaître cette nouvelle réalité – et cette nouvelle menace – dans notre cadre légal le plus fondamental: notre Constitution? Le Chili l'a déjà fait. L’article 10 de notre constitution nous garantit aujourd’hui le droit à la vie et à la liberté personnelle. Ne devrions-nous pas rajouter un alinéa à cet article pour y inscrire le droit à l’intégrité cognitive, au même titre que l’intégrité physique et psychique qui s’y trouvent déjà? 

Cette adaptation constitutionnelle permettrait d’encadrer les technologies émergentes et futures pour qu’elles respectent pleinement notre liberté de pensée. Car si nos ancêtres n'avaient pas prévu de protéger cette liberté, c'est simplement qu'ils ne pensaient pas qu'elle puisse être menacée.

Aujourd'hui, elle l'est. Défendons-la. Défendons notre liberté de penser.

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