J’ai souvent cité le mot cruel de Beckett: «Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache; nous sommes cons, mais pas à ce point.» Aussi, à la veille de l’été, il est inévitable que nous croisions toutes sortes d’énergumènes qui, assommés par le train de leur vie quotidienne, ravagés par l’ennui d’avoir fondé une famille, dévastés par leur alcoolisme mondain, se pressent de nous présenter leurs plans de voyages. Parmi eux, les plus insupportables - c’est-à-dire les plus cons - seront bien entendus ceux qui se désignent eux-mêmes comme de «vrais voyageurs», quand ils ne s’estiment pas «conscients», ou «solidaires», et peut-être même «verts».
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Décriés par une certaine gauche bourgeoise, les touristes de masse ont pour eux leur indécrottable honnêteté. Ils ne sont jamais que ce qu’ils annoncent être. Ils aiment manger, boire, bronzer; et ils entendent le faire dans un décor quelque peu différent de l’ordinaire, sous un ciel plus clément - les cocktails sont moins chers en Espagne qu’en Angleterre. Ce sont des consommateurs intégraux, qui emportent avec eux la quasi-totalité de leurs habitudes de consommation, toute leur encombrante manière d’être, et jusqu’à leur façon vulgaire de s’apostropher bruyamment et de s’exhiber dans les lobbys d’hôtel. Leur voyage ne se distingue pas vraiment de leur vie quotidienne, sinon qu’ils rentrent avec des coups de soleil et de l’argent en moins. Ils se sentent tellement à l’aise sous toutes les latitudes, que ce ne sont pas vraiment des touristes. Ils sont bien plutôt des locaux alphas, absolus, qui sont chez eux partout.
En revanche, les «vrais voyageurs» sont moins médiatisés, moins immédiatement repoussants (ils ne pratiquent pas les buffets à volonté, ils ne fréquentent pas les McDonald’s, ils ne recherchent pas aussi ostensiblement des prostituées pauvres et des expériences toxicomaniques extrêmes). Ils sont habillés de vêtements de sport fluorescents, ils ont des sacs à dos d’une taille invraisemblable, recyclables, ils ont emporté avec eux le «Guide du Routard», à moins qu’ils ne se soient documentés sur des blogs dédiés, ou qu’ils aient écouté des podcasts. Pour eux, le voyage est un plongeon dans l’inconnu, une rupture radicale avec le quotidien. Ils partent à la rencontre de l’autre, ils partent pour apprendre, «les gens là-bas ont tant à nous apprendre», «nous nous mettrons à l’école de la vie», etc.
Or, on ne trouve au bout du monde que ce que l’on y a mis. Les peuples lointains, les langues obscures, les crépuscules sur la savane, sur les rizières, sur le désert, semblent attendre le touriste, c’est-à-dire, le «vrai voyageurs», qui n’estime pas être un vulgaire touriste. Il demande que son voyage soit une alliance subtile d’exotisme et de familiarité, et il ne supporte le masque grimaçant de l’étrangeté que lorsque celui-ci est apposé sur le visage débonnaire d’un maître d’hôtel ou sur la bouille rassurante d’un guide « local » aux petits soins, voire d’un enfant dépenaillé, glaiseux, surgi de la poussière de quelque village en ruines.
Ces voyageurs - aventureux, solidaires, conscients - dissimulent les rapports réels de domination qui sont immanquablement à l’œuvre entre les pays du Nord et les pays du Sud, au nom d’une convivialité feinte qui n’existe que dans leur tête, au nom d’une exigence d’authenticité qui n’est jamais qu’une forme plus raffinée du mensonge et de l’artifice. Le sommet de l’obscénité est atteinte quand ces honnêtes citoyens du monde posent leur sac à dos dans quelque capitale d’Asie ou d’Afrique, et jouent de la musique suave en échange de piécette, quand ils ne se mettent pas simplement à mendier «pour vivre une expérience différente hors des sentiers battus et des circuits habituels.» Non, vous n’êtes pas des voyageurs plus subtils, plus raffinés, plus cultivés, vous avez seulement plus de temps ou plus d’argent.
Pour cet été, naturellement, vous pouvez partir pour quelque trek dans les Andes; à moins que vous n’optiez pour une éco-résidence au Costa Rica. Ou vous pouvez boire du vin rouge, vous masturber et relire Beckett. Cette seconde option est sans aucun doute meilleure, en termes de plaisir et de bilan carbone.