La chronique de Quentin Mouron
Quand le team-building donne envie de crever

Souvent présenté comme le sommet de la bienveillance en entreprise, le team-building aurait surtout comme ambition de dissimuler les abus contre les salariés. Souvent au prix de leur santé, selon l’écrivain Quentin Mouron.
Publié: 04.04.2025 à 11:27 heures
Pour sa nouvelle chronique, l'écrivain Quentin Mouron critique le team-building.
Quentin Mouron, écrivain

Quoi de pire que l’exploitation au travail? Que le mobbing? Que les remarques humiliantes de vos supérieurs hiérarchiques? Quoi de pire que cette collègue à l’haleine de cercueil, et qui ne peut s’empêcher de vous parler tout proche du visage, pour vous raconter son week-end, qui ressemble tellement à un désert?

Pire que ce collègue qui pousse des grognements ébaubis quand reviennent les beaux jours, et que vous vous aventurez à traverser l’open-space en jupe mi-longue? Ou que cet autre collègue, qui transforme votre espace vital en nurserie, et vous accable toute la journée en vantant ses exploits séminaux, à grands renforts de théories scandinaves sur l’éducation des nouveau-nés? 

Exploitation et supérieur aviné

Or, la majorité des travailleuses et des travailleurs ont su développer, au fil des siècles, des trésors de stoïcisme. Mais cette résistance n’allait pas sans une certaine dose de mauvaise foi, d’inappétence, de sédition rentrée qui interdisait certes le sabotage, mais admettait une dose raisonnable de flânerie, voire de maraude.

Les salariés n’avaient certes pas le choix de se soumettre à l’exploitation, puisque leur vie en dépendait. Ils se laissaient souffler dans le nez par un supérieur aviné, tâter les mollets par un contre-maître lubrique, ou infliger des heures de babillage insane par leur voisin d’atelier. Pourtant, il leur restait la conscience d’être exploités, et l’intime conviction que l’essentiel de leurs malheurs procédaient de cette exploitation.

L'exploitation, c'est chouette!

C’était avant qu’une clique de philosophes du travail, de managers agiles et d’anciens médiums ravagés par les hallucinogènes n’inventent le management horizontal, déjà préparé par des décennies de taylorisme.

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Tapez 'team-building+bienveillance' dans votre moteur de recherche, et voyez jusqu’à quel niveau de riante noirceur l’âme humaine est capable de descendre
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Certes, il y avait déjà le fameux souper de boîte, où des employés en chemises trop justes et en robes criardes se retrouvaient à la périphérie des villes pour hurler des insanités sur leur fondue chinoise. Cette pratique existe encore, et elle fait la dignité de nos PME.

Mais il faut désormais lui ajouter un arsenal d’activités semi-obligatoires et non-rémunérées, censées souder les équipes, c’est-à-dire rendre l’oppression heureuse, l’exploitation chouette, pour ne rien dire de la productivité. Nous vous ferons aimer votre entreprise! Et votre patron! Et vos collègues! Et vos clients! Et le système qui les produit.

Des rires et de la bonne humeur

Au programme: de la gouache tantrique, des escapes games, l’écriture à d’une nouvelle policière, un week-end passé à faire des confitures, des mandalas, des rires, de la bonne humeur.

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Il ne reste que des salariés soudés, bien disposés à mettre leur dépression sur le compte des immigrés ou des féministes
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Les contre-maîtres d’antan, qui sentaient si forts l’exploitation, et que les ouvriers avaient le bon goût d’assommer de temps en temps, sont remplacés par des coachs au sourire impitoyable, à la tolérance inépuisable, et dont la beauté vient à bout des travailleurs les plus séditieux. Tapez «team-building + bienveillance» dans votre moteur de recherche, et voyez jusqu’à quel niveau de riante noirceur l’âme humaine est capable de descendre.

Sympatoche le patron!

C’était super, conviennent une partie des salariés le lundi matin, encore assommés par la bienveillance et les produits du terroir; les chevilles enflées par la chasse au trésor dans les Préalpes; le corps encore gourd de leur baignade collective en eau froide dans le lac de Bienne.

C’était super! Vraiment top les collègues! Sympatoche le patron! La RH c’est une queen! Et dire qu’il y a des aigris qui se plaignent, qui veulent changer le système, qui sont toujours fâchés... Des monstres qui voudraient s’en prendre aux outils de production! Oust! Pas touche!

Le team-building, c’est le sabotage joyeux de la volonté des travailleurs, c’est le redressement par le rire, c’est la rééducation par l’amour. À la fin, il ne reste que des salariés soudés et amicaux, bien disposés à mettre leur dépression sur le compte, au choix, des médias anxiogènes, des immigrés ou des féministes. Voyons, ce n’est quand même pas le résultat de l’exploitation capitaliste, puisqu’elle n’existe pas!

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