Il y a une Europe lourde, pénible, honnie, qui ne séduit guère plus que quelques membres de la section bernoise du parti socialiste. C’est l’Europe des traités économiques, des tirades hypocrites, de l’alignement aveugle sur les Etats-Unis, des barbelés et des grillages électrifiés. Et puis il y a une Europe rance, mal révolue, faite de guerres coloniales, d’impérialisme, de violence aveugle contre les peuples et les civilisations qualifiée d’inférieurs.
L’Europe des écrivains
Et puis il y a l’autre Europe, à la fois plus grande et plus secrète. Celle des écrivaines et des écrivains. Celle de Thomas Mann, qui dès 1918 pouvait écrire qu’il voulait d’un continent dont «le centre de gravité tend[e] davantage vers l’égalité, vers la justice économique, selon un mouvement qui va de l’individuel vers le social.» Et si les postérités immédiates et lointaines lui ont, hélas, répliqué par un nouveau déluge de feu et de sang, son grand rêve n’a rien perdu de son éclat – au point qu’il semble briller au-dessus de toutes les tentatives ultérieures d’unifier ce grand continent.
Il y a l’Europe de Kundera qui, issu d’un pays qui a disparu plusieurs fois au cours du vingtième siècle, pense que l’art peut préserver les petites nations de l’oubli ou de la destruction. Kundera rappelle, fort à propos, que l’Europe n’est pas réductible à l’Allemagne, à l’Italie et à la France. Mais qu’elle est aussi l’Islande, la République tchèque, les pays Baltes. Et que la gloire de ces «petits pays», que les habitants des grands pays confondent si souvent entre eux, est d’avoir perfectionné la forme littéraire la plus moderne, la plus plastique, la plus vivante qui soit: le roman. Ses analyses, dans «Le Rideau» ou «Les Testaments trahis», sont de véritables odes à ce que l’Europe et ses petites nations ont accompli de plus grand.
La Suisse au cœur de l’Europe
On l’oublie parfois, mais au cœur de l’Europe occidentale, il y a la Suisse. Et cette Suisse-là recèle d’autrices et d’auteurs profondément attachés à leur continent. Que l’on songe à l’Europe de Jacques Mercanton, sinueuse, fluviale, profonde, dans «L’Été des Sept Dormants»; coruscante, cruelle, dans «La Sybille». Que l’on pense aux errances suisses et européennes de Charles-Albert Cingria, qui donnent les pages méticuleusement solaires de ses récits. Ou encore aux histoires berlinoises de Matthias Zschokke. Enfin, tout au bout de cette grande tradition, l’on trouve un roman qui vient de paraître: «Un Galgo ne vaut pas une cartouche», de Jean-François Fournier: traversée flamboyante de l’Europe et de son art, dictionnaire amoureux des bonnes tables réelles et des bordels fantasmés, aventures brûlantes et raffinées, grandes noces du ventre et de l’esprit, livre de toutes les audaces et de tous les appétits, de Vienne à Milan, de Prague à Paris. Preuve que l’Europe, loin de rebuter les écrivains, continue au contraire de les fasciner.
Notre continent continue de se vivre, de se penser, de s’inventer. La grande épopée du roman s’est pourtant continuée sur les autres continents: l’Amérique du Sud, l’Asie, l’Afrique, où certaines des plus belles plumes contemporaines y vivent, y travaillent, imaginent des situations nouvelles, conçoivent des chefs-d’œuvre. Mais sans le fracas des armes, sans le chantage à la reproduction matérielle; sans les traités qui asphyxient les peuples, sans les bouffées néocoloniales qui déshonorent tant les victimes que leurs bourreaux. L’Europe des romanciers et des romancières est peut-être une chimère. Qu’importe? Il n’y en a pas de plus belle.