La chronique de Quentin Mouron
Deleuze contre le fascisme qui vient

Pour les cent ans de la naissance de Gilles Deleuze, notre chroniqueur Quentin Mouron imagine une rédaction romande qui réfléchirait à rendre hommage au philosophe français, ennemi juré de la communication. Un remède contre la bêtise. Et contre le fascisme qui vient.
Publié: 25.01.2025 à 13:16 heures
Le philosophe français Gilles Deleuze est né il y a cent ans. Pour le penseur, «la bêtise (obstacle interne à la pensée) est plus à redouter que l'erreur».
Photo: DR
Quentin Mouron, écrivain

Nous aimerions faire l’une de ces expériences de pensées dont sont si friands les enfants et les philosophes anglo-saxons. Imaginons une rédaction romande, n’importe laquelle, avec des baies vitrées, du mobilier design, un espace de coworking, des collaborateurs agiles. Ces derniers portent de petites barbes et de larges sweats à capuche, ils sont tous capables de tenir une discussion sur le cinéma coréen, la nourriture péruvienne ou la dernière biennale. Contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas tous de gauche, même s’ils brunchent au moins une fois par mois. Ils tremblent un peu, rien de grave: ils font le Dry January. Nous sommes lundi matin. Conférence de rédaction. Gilles Deleuze est né il y a cent ans.

Séance de rédaction: Gilles Deleuze est né il y a cent ans

«On pourrait faire quelque chose, après tout, le boug est l’un des penseurs les plus cités du XXe siècle, il a été traduit en toutes les langues, il a influencé des domaines aussi différents que le droit, la musique électronique, l’écologie, la politique, les études postcoloniales...» Il a même vendu des livres, ce qui est rare pour un auteur. Bon. Le type à côté de moi expulse une crotte de nez, il toussote. Il n’est pas convaincu. Si seulement il avait écrit un polar régional... Ou une romance sombre... Au moins un roman familial... Quelque chose de fort en image, un secret, son père d’extrême-droite, son frère résistant... Une blessure, voilà: l’exploration d’une blessure!

Ma voisine n’est pas convaincue non plus... D’abord, fait-elle remarquer, le mec est français. Le quota de Français est déjà occupé par François Bayrou et Jean-Marie le Pen. Ensuite, on ne voit pas trop ce qu’il pourrait apporter aux lecteurs... Il ne donne pas l’impression d’avoir pu décrocher une médaille d’or, ni d’avoir gagné l’Eurovision... Il n’y aurait pas un scandale sexuel? Un peu d’inceste? Dommage! Un article sur un philosophe qui n’a pas commis d’agressions se situe, en termes de clics, quelque part entre une interview d’Elisabeth Baume-Schneider et un dossier sur le Soudan.

Un troisième collaborateur se racle la gorge, il rote son maté. La chose est mal engagée. Bien sûr qu’on défend la philosophie, la pensée! On sait bien que le gadjo est un boss dans son domaine! Attention, qu’on ne nous prenne pas pour des incultes façon électeurs de Trump [éclats de rire gras de part et d’autre] notre affaire c’est l’esprit, l’information vérifiée, le décryptage... Ce n’est pas nous qui serions pris en flagrant délit de propos contraires à la science ou à la morale. Seulement, il y a culture et culture... Pensée et pensée... Le fait est que le mec pousse un peu le bouchon, avec ses concepts à la con.

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La communication, en régime capitaliste, est toujours l’autre nom de la bêtise. Et, sous sa forme fébrile, elle annonce infailliblement le fascisme
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Bien sûr, on pourrait essayer un titre du genre «Deleuze, parrain du wokisme», ça ferait suer toute la section commentaires, ça occuperait les Beaux Parleurs pendant une heure... Jean Romain écrirait un billet pour la Tribune, «Deleuze et la destruction de l’Occident», «Cette maladie que l’on nomme Deleuze», «Une page de l’Anti-Oedipe vous rendra transgenre», etc. Hein? 

D’ailleurs, Deleuze était-il Charlie? N’aurait-il pas liké une publication de Rima Hassan ou porté un keffieh? Même pas, misère! Alors, on le fait, cet hommage? Non, trop incertain en termes de buzz. Et puis Paléo est dans seulement six mois, autant dire que nos pages culturelles sont déjà prises.

Un quatrième larron finit par accoucher d’une idée... Mieux: un concept! Et si on demandait à Quentin Mouron de s’en charger? Il est notoire que ce pochard lubrique aime toutes les formes de branlettes, surtout les plus absconses, Deleuze c’est parfait pour lui! Il nous tournera très certainement ça de manière pas trop chiante, avec des grossièretés, des métaphores grivoises, quelques notables en prendront pour leur grade, menaces de procès, etc., on pourrait même imaginer un concept-vidéo, ou un concept-plateforme, peut-être un partenariat avec les éditions de Minuit et QoQa, «deux exemplaires de Mille Plateaux achetés, une fondue offerte», «passez un week-ends nerdy à Zermatt avec massage des attributs par notre équipe de loutres», etc.

Deleuze, antidote contre la bêtise

Je ne souhaite pas prolonger cette expérience de pensée. Je ferais remarquer seulement ceci: Deleuze est l’un des meilleurs antidotes que nous ayons contre la bêtise – contre la bêtise telle qu’elle se donne de manière parodique dans les lignes ci-dessus – mais surtout dans la vraie vie, cette vraie vie presque entièrement résorbée dans la communication – communication à propos de laquelle Deleuze a pu écrire qu’elle était l’exact inverse de la philosophie. 

Et il faut ajouter, paraphrasant un autre philosophe, que la communication ne pense pas – qu’elle en est non seulement incapable mais que, même si elle le voulait, elle en serait incapable – car la communication, en régime capitaliste, est toujours l’autre nom de la bêtise. Et, sous sa forme fébrile, elle annonce infailliblement le fascisme.

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