La chronique de Myret Zaki
Les médias ne font plus l’opinion. Ecouteront-ils les mécontents?

La perte d’influence des médias, en décalage évident avec le vote des Américains, est criante aux Etats-Unis. Pour remonter la pente, il leur faudra devenir plus sociologues de terrain. Ou mourir.
Publié: 09.11.2024 à 13:59 heures
|
Dernière mise à jour: 09.11.2024 à 18:34 heures
Quel rôle a joué les médias dans l'élection de Donald Trump?
Photo: Getty Images
Chroniques Teaser (2).png
Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

La dernière élection américaine l’a montré. Les médias américains ne font plus l'opinion. Ils sont trop assimilés à un establishment déconnecté des réalités du plus grand nombre, et en perte de crédibilité auprès d'un public toujours plus large, celui des déclassés et des mécontents.

Que penser, en effet, quand les médias se montrent à 80-90% favorables à Kamala Harris, et qu'elle perd les élections? Qu’est-ce que cela dit de leur pouvoir et de leur influence dans la formation des opinions? Que penser quand Harris bénéficie d'une couverture positive à 81% sur les 3 principales chaînes TV américaines, et que Trump, affublé d’une couverture négative à 75%, est choisi par les électeurs? Que penser quand 90% des journaux prennent officiellement position pour Harris, et 10% pour Trump, et que les électeurs donnent une claque magistrale à la presse?

C'est presque comme s’ils votaient à l'inverse des recommandations des médias. Deux graphiques tirés du média français Elucid résument ce décalage assez criant.

Cela montre aujourd'hui une chose: l'influence sur les électeurs se situe en bonne partie hors du champ des médias. Elle ne passe presque plus par les canaux traditionnels, qui perdent en pertinence à force de s’éloigner des préoccupations de toute une partie des lecteurs.

Les citoyens s’influencent davantage

On sait que les réseaux sociaux ont joué un grand rôle à chaque élection surprise. Leur influence sur les opinions est redoutée, mais elle reste étonnamment sous-estimée, et pas que sur le vote jeune. Ceci dit, on se trompe lorsqu’on dit que «les réseaux sociaux» eux-mêmes influencent le public. Non, il faut être précis. Ce sont les citoyens eux-mêmes qui, utilisant ces plateformes pour éventer leurs états d’âmes, s’influencent les uns les autres. C’est donc la voix populaire, désordonnée, avec une qualité d’information très variable, mais non institutionnalisée, non conseillée par des consultants en communication ou des publicitaires, qui s’exprime aux racines des tendances et des mouvances. 

Cette voix populaire, il faut le savoir, est déjà très scrutée par les marques commerciales, qui paient des fortunes pour réaliser des analyses sémiotiques des conversations entre les jeunes, afin d’identifier les prochaines tendances dans la mode. Or elle devrait tout autant être écoutée et analysée afin de suivre et d’anticiper les perceptions, les mécontentements, les frustrations et au final les tendances électorales à venir. Un parti trop établi et vieillissant comme les Démocrates doit entrer dans le 21e siècle.

Idem pour un Emmanuel Macron en France, trop biberonné aux formules et aux intonations, mais pas assez imprégné de la réalité des Français. Ces partis, perçus comme déconnectés, n’ont plus le choix, ils doivent davantage concevoir l’influence politique comme une voie à deux sens, et non une voie à sens unique, confortable, où un candidat n’aurait qu’à déployer des prouesses de comm’, relayées par des médias favorables, avec un bon titre choc, pour influencer par le haut les électeurs. Il tombera à côté des réalités de ces électeurs et la surprise sera au rendez-vous. Il est honteux que ces réalités sociales, trop peu étudiées, échappent à ce point à des candidats des partis traditionnels qui prétendent servir ces populations.

Le terrain, principal canal d’influence

Les autres vrais canaux d'influence de l’opinion, eux, ne sont pas invisibles, ni virtuels. Ce sont en réalité les plus concrets et les plus tangibles, et on les sous-estime grandement. Ce sont tous les déplacements de candidats et leurs relais dans les régions reculées, loin des grandes villes et des quartiers branchés, auprès de ces citoyens en rupture avec les institutions, qui se sont provincialisés, et ne sont plus influencés par les médias.

Le constat est là: aujourd’hui, un candidat ne peut ignorer ces réalités, ni exister longtemps hors du terrain. Les rencontres physiques des meetings de campagne sont essentielles. Elles ont le même effet galvanisant que les manifestations, décuplant la puissance des convictions avec celle du nombre. Idem lorsque les citoyens se rassemblent localement autour d'idées et de colères partagées, et relaient les paroles d’un candidat qui, même lointain, sait faire particulièrement état de leur quotidien et semble s’en soucier. Enfin, ce qui fait l’influence, c’est toute la culture politique locale qui émerge au sein des expériences de classe que vivent les gens au niveau de la famille, du cercle social ou du travail, et que parviennent à capter de manière très tangible des sociologues comme Félicien Faury, en France.

Auteur de l’ouvrage intitulé «Des électeurs ordinaires, Enquête sur la normalisation de l'extrême droite», il y fait parler de nombreux Français du Sud-Est qui votent pour l'extrême-droite, qui ont décroché des médias et des discours de palais, expliquant pourquoi exactement ils sont mécontents, quelles sont leurs frustrations quotidiennes, et leurs déceptions vis-à-vis de différentes politiques. Comment peut-on aujourd’hui ignorer ces aspects-là, en croyant que nos propres convictions sont universellement partagées, et se retrouver surpris à chaque élection ? Ce n’est évidemment plus permis.

Le constat, rappelons-le, ne date pas d’hier. Au fil du déclassement des travailleurs des pays développés, après 30 années de globalisation, tout un pan d'électeurs a complètement décroché du narratif institutionnel qui ne tenait nullement compte de leurs situations. Nous médias n’avons toujours pas pris la pleine mesure de ce phénomène. Aux Etats-Unis, ce public ne fait plus confiance à la posture washingtonienne, trop visiblement influencée par les intérêts des grandes entreprises et par les donateurs de campagne aux intérêts opposés à ceux de la majorité. Il lui préfère encore les businessmen comme Trump et Musk et leur posture critique des institutions (tant qu’ils y croient). 

Financements illimités et perte de démocratie

Il faut rappeler ici qu’en 2010, la Cour Suprême, par son arrêt Citizen United, a autorisé les entreprises, au nom de la liberté d’expression, à financer les campagnes politiques de manière illimitée. Et en 2014, les derniers plafonds sautaient aux dépenses totales lors des financements de campagne. C’est ainsi que 2020 et 2024 ont battu tous les records de levées de fonds, avec respectivement 18 et 16 milliards de récoltés par les deux partis en lice.

Face à une telle débauche de financement, la démocratie américaine ferme les yeux sur les conséquences, qui sont que les candidats ont les mains liées face aux dons reçus, et ne peuvent plus tenir certaines promesses de campagne, ou doivent souvent renoncer à en faire car elles s’écartent trop des intérêts des donateurs. Avec cette perte d’indépendance des candidats, en termes de liberté d’action, viennent aussi les discours aseptisés et évitants d’une Kamala Harris, plus honnête que son adversaire peut-être, mais sans être plus libre.

Relayer les voix moins écoutées

Dans ce contexte d’affaiblissement des démocraties, les médias ont le devoir de relayer la parole non sponsorisée, la parole oubliée mais majoritaire. Leur rôle devient encore plus important qu’avant 2010 et l’explosion du sponsoring politique. Il s’agit d'écouter les populations des périphéries des pays développés mieux qu’en 2017, et mieux qu’en 2024. Il s’agit de prendre au sérieux cette rupture de confiance et d’y remédier en montrant que les médias aussi sont le lieu de l’expression populaire et du débat le plus large et le plus inclusif de toutes les tendances.

L’enjeu est d’autant plus important que les politiques ont peu intérêt à écouter les populations fragilisées et à s’en faire les porte-parole. Ceci car l'urgence sociale nécessite des politiques forcément impopulaires: relever les impôts, dépenser plus sur le social, redistribuer davantage, par exemple en taxant la spéculation boursière (si massivement assistée par la Fed), ou en taxant les superprofits d’entreprises ayant fait de l’or sur la flambée des prix. Rien en somme qui, dans cette Amérique ploutocratique, ne puisse plaire aux donateurs milliardaires ou qui ait une chance d’aboutir à un programme politique.

Mais au moins, les médias doivent-ils relayer le sentiment populaire et les propositions qui émanent hors des grands partis. Car ultimement, le risque est qu'après avoir cessé d’écouter les mécontents, on finisse par s'attaquer au système électoral qui leur donne encore une voix, car on ne veut même plus devoir leur promettre un rééquilibrage social coûteux et de moins en moins possible.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la