Alors que le nombre de travailleurs frontaliers ne cesse d’augmenter dans le bassin lémanique et singulièrement à Genève où plus de 110’000 personnes viennent travailler chaque jour en provenance de toute l’Union européenne, et non plus seulement de France, puisque l’on peut être frontalier en rentrant chez soi une fois par semaine seulement, certains se complaisent à phosphorer sur une carte de résident frontalier, afin de matérialiser une putative appartenance régionale.
Commençons par tordre le cou à une légende urbaine persistante, entretenue à droite par des milieux qui ne sont décidément pas prêts à voir limiter leurs courses sur le marché européen du travail, et à gauche par des dogmatiques qui pensent que protéger notre marché intérieur reviendrait à opposer des travailleurs d’ici à des travailleurs d’à côté: non, tous les permis frontaliers délivrés ne sont pas la résultante d’une absence de candidat local correspondant au poste!
La préférence locale peu appliquée
Oui, notre économie a besoin de compétences et de forces de travail, en quantité et en qualité, qui, souvent ne se trouvent pas sur notre territoire, et il ne s’agit pas ici de le nier. Sans cet apport externe, notre économie n’aurait pas le dynamisme qu’elle connait. Mais combien de jeunes en fin de formation cherchant une première expérience professionnelle ou de personnes ayant perdu leur emploi, sont-ils laissés sur le carreau par souci de facilité ou par manque de volonté patronale?
On veut immédiatement le profil exact recherché, pour un salaire respectant certes le minimum légal ou conventionnel lorsqu’il existe, mais inférieur à ce qu’un résident réclamerait au regard de notre coût de la vie, et on laisse sans contrôle les services RH, souvent eux-mêmes occupés par des travailleurs frontaliers, sélectionner les candidats, avec au mieux, une méconnaissance des filières de formation suisses, et au pire, la volonté de favoriser ceux qui, comme eux, cherchent légitimement à multiplier par deux ou par trois leur revenu mensuel.
Il y aurait tant à dire sur les processus de sélection, mais tel n’est pas mon propos, sinon pour rappeler que si des employeurs, conscients de la fragilité de notre cohésion sociale, sans laquelle aucune économie ne peut prospérer, font l’effort de s’assurer qu’une priorité à l’emploi est accordée à nos compétences locales, une majorité ne s’en préoccupe guère.
Au début de l’année 2020, peu avant la crise sanitaire, sous l’impulsion de mon département d’alors, un engagement de principe avait été pourtant pris par les faîtières patronales à Genève. Combien d’entreprises y ont-elles adhéré? Mieux vaut ne pas poser la question.
Une «identité commune» difficile à défendre
Alors quand je lis que le président de la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT), l’un des ces groupes de réflexion dont la France a le secret, et qui n’est autre que le Maire d’Annemasse Christian Dupessey, par ailleurs président du «Pôle métropolitain du Genevois français», propose une «identité régionale» pour accorder à ses titulaires des prestations transfrontalières, qui, notamment dans le domaine de la santé, échappent à la compétence régionale, et trouvent l’essentiel des entraves côté français, je me dis que certains vivent bien loin de la réalité quotidienne.
Jusqu’à la fin du XXème siècle encore, les travailleurs frontaliers à Genève, étaient natifs de la région, ou y étaient installés avant leur prise d’emploi, et bien souvent travaillaient en Suisse de génération en génération, avec une identité culturelle et sociale commune à la nôtre. Ils avaient pour la Suisse une reconnaissance que celle-ci leur donnait en retour, chacun étant conscient de sa complémentarité.
Désormais, les personnes qui travaillent chez nous viennent de plus en plus loin, s’agglutinent à la frontière française, poussant les habitants qui ne travaillent pas en Suisse dans l’arrière-pays, faisant grimper les loyers, les prix de l’immobilier et le coût de la vie, au point qu’ils ne sont pas les bienvenus de l’autre côté de la frontière, où leur ostensible réussite est perçue comme une provocation. Pourtant, tous les élus locaux voisins, trop heureux de bénéficier, bien souvent dans l’opacité, de la contribution financière de Genève, qui dépasse désormais les 350 millions de francs, feignent d’ignorer la fracture sociale à laquelle ils contribuent, et tentent maladroitement de nous faire croire que nous tirons à la même corde.
Si, en moins de douze heures, lors de la fermeture des frontières durant le Covid, des solutions pragmatiques ont été trouvées, en partenariat franco-genevois, afin que le personnel, notamment dans le domaine de la santé, dont nous avons besoin, puisse venir travailler à Genève, que n’avons-nous pas entendu depuis, en leitmotiv, avec l’Elysée en chef d’orchestre. La Suisse pillerait les ressources françaises dans ce secteur, profitant des formations financées par son généreux voisin.
Réglementer avec respect, sans hypocrisie
La critique a du vrai et la problématique a été embrassée à Genève depuis dix ans maintenant pour augmenter les formations locales. Mais enfin! La libre circulation serait-elle à géométrie variable? Intouchable lorsqu’elle fait de la couronne territoriale autour de Genève la plus prospère de France, avec son taux de chômage le plus bas, et soudainement blâmable lorsqu’il y a pénurie de personnel dans un secteur économique et qu’il s’agit d’instaurer un protectionnisme de circonstance?
Alors oui! Réglementons cette libre circulation avec respect mutuel et intelligence, et tenons compte de la concurrence déloyale à laquelle sont confrontés nos demandeurs d’emploi, comme nos entreprises d’ailleurs, et arrêtons de jouer les hypocrites en inventant une identité commune que l’on ne décrète pas, et qui doit d’abord reposer sur la confiance de nos résidents en leurs autorités.
Il n’y aura pas de retour à la confiance, tant que l’on pensera, avec raison, que bon nombre de nos candidats à l’emploi pourraient avoir leur chance sur le marché du travail, mais que l’on préfère engager, plus jeune, plus expérimenté, plus formé ou moins cher, des personnes qui viennent de plus en plus loin pour bénéficier de salaires dont ils ne pourraient même pas rêver chez eux, et qui surchargent nos axes routiers tous les matins et tous les soirs, avec l’onction du politiquement correct.