Il y a quelques jours, l’ONU annonçait que le nombre de déplacés au Soudan avait dépassé les 7 millions. 7 millions de personnes jetées sur les routes, affluant dans des camps de fortune, essayant de retrouver des proches, se réfugiant dans les pays voisins. 7 millions d’individus inquiets, désemparés, mus par l’espoir d’échapper aux pillages, aux massacres. Ruines, poussières, terreur, poussées de colère ou de peur: qui sait ce que vivent les Soudanaises et les Soudanais? Personne.
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Les morts s’entassent dans un silence que ne troublent que les dépêches d’agences qui, sagement, à la manière d’écolier, livrent les décomptes approximatifs des victimes. C’est faux de dire que personne n’en parle, que les médias se taisent. C’est pire: on parle de ce conflit sans le penser, on relaye des informations sans les analyser. On apprend, en douze lignes, que l’ONU s’alarme, que l’on craint un génocide. Et après? Jamais le théâtre d’un crime de masse n’avait semblé à la fois si tragique et si irrémédiablement absurde. Les Soudanais? Des fantômes sous un ciel vide.
Une mise en forme de l’information
S’agit-il de racisme? Sans doute. Si les victimes étaient blanches, européennes, il se trouverait des centaines d’envoyés spéciaux pour dresser des portraits touchants de ces gens qui prennent le chemin de l’exil. S’agit-il de nos capacités restreintes d’attention, qui nous empêchent de nous indigner pour plusieurs causes à la fois, ou à les penser de manière systématique? Sans doute. Il est manifeste que, depuis que les caméras du monde entier sont braquées sur Gaza – sans d’ailleurs que cette lumière n’ait pu empêcher la progression sanguinaire des troupes israéliennes – tous les autres conflits, y compris la guerre en Ukraine, sont passés au second plan.
Mais, comme souvent, ni la psychologie ni la sociologie n’épuisent le sujet. Ni l’attention limitée des sujets, ni leur racisme inconscient, ne sauraient expliquer que l’on se contrefoute à ce point de ce qu’il se passe au Soudan. Si l’information n’émeut personne, c’est qu’elle est pratiquement inexistante. Le travail du journaliste ne saurait être réduit à celui d’un comptable morbide, qui enregistre le nombre de morts et de blessés. Il y a une mise en forme de l’information, une manière de la faire parvenir au lecteur, une certaine science de l’émotion – qui n’est pas de la démagogie –, un certain métier de l’humain, faute d’autre expression, qui doit absolument se substituer à ce que Camus a pu appeler « les sanglantes mathématiques».
Le métier de journaliste est compromis
Or, le métier de journaliste est compromis. Les effectifs diminuent. On licencie à tour de bras. Les travailleuses et les travailleurs s’occupent désormais non seulement d’extraire l’information, mais encore de la mettre en forme, d’en corriger parfois le texte, quand on ne leur demande pas de trouver eux-mêmes les images qui l’illustrent. Les journalistes deviennent des touche-à-tout ingénieux, mais épuisés. Combien de journalistes suisses sont aujourd’hui dépêchés au Soudan, ou dans les pays voisins, pour couvrir les massacres? Je n’ai pas de chiffres à ma disposition. Mais je suis prêt à parier qu’il n’y en a aucun. Cela couterait trop cher. Pour si peu de clics. Pour si peu de revenus publicitaires.
On sait comme les régimes dits communistes ont su, et savent toujours manipuler l’information. La Pravda est devenue synonyme de mensonge organisé. Mais on dit trop peu ce que le capitalisme fait à l’information. Quelques milliardaires se partagent les grands titres de la presse occidentale. Cette circonstance induit non seulement une certaine manipulation de l’information, mais encore, on le dit moins, sa destruction à grande échelle.