Frédéric Beigbeder rampe sur le sol, verre de vodka à la main, chante «Alleluia» sous la direction d'une Camille pieds nus devant un parterre d'invités dégustant des huîtres. Il est à peine 20h, ce soir de mi-novembre à l'Espace Muraille de Genève, et les Rencontres Spectaculaires respectent déjà l'une de leurs promesses: l'absurde.
Improbable, la scène était pourtant prévue dans l'imaginaire de l'avocat Nicolas Capt, du sculpteur Vincent Du Bois et de la collectionneuse et mécène Caroline Freymond au moment de créer l'événement. Si le côté désinvolte est assumé, n'allez pas croire qu'il s'agit d'une simple soirée mondaine de débauche: ces réunions sont pensées comme «un cercle de réflexion artistique, littéraire et philosophique sur les questions qui animent le futur de l'humanité». Rien que ça.
Le collectif avait d'ailleurs choisi une bien modeste question pour cette grande première: «Pour ou contre la mort?» Une «promenade dans les arcanes du trépas» qui s'est fait désirer, Covid oblige. Voilà un an déjà que le recueil de textes, paru aux éditions Slatkine, attendait d'être célébré en beauté. Les Rencontres Spectaculaires se veulent, en effet, bien davantage qu'un traditionnel vernissage, et cela se voit à l'état de stress de Nicolas Capt ce jeudi soir. «Comme pour toutes les premières, c'est de l'improvisation contrôlée», rigole l'avocat genevois en montant les marches de l'Espace Muraille.
La première certitude de cette soirée destinée à les bouleverser: quitte à s'imaginer mourir un jour, autant le faire dans un cercueil aussi coquet que cet écrin de la vieille-ville genevoise, à quelques jets de pierre du parc des Bastions. Les maîtres des lieux, l'homme d'affaires et mécène Éric Freymond et son épouse Caroline, ont ouvert toutes les portes de leur propriété familiale depuis deux siècles pour l'occasion.
Mais la visite se mérite, et surtout l'accession au «Bel étage», dont la rénovation a pris cinq ans et reste normalement privé. Pas étonnant que Nicolas Capt et ses acolytes en aient fait leur «paradis». Le noble bâtiment de style Louis XVI s'adapte en effet à la soirée, ou l'inverse — l'événement commence en enfer (le sous-sol), puis mène les invités au purgatoire pour se terminer à l'étage, où a lieu le clou de la soirée, un vote «pour ou contre la mort». Décider du sort de la Grande Faucheuse est une perspective aussi grisante que le champagne de qualité qui sustente les premiers convives.
Davantage qu'à l'alcool, c'est toutefois à Camille Dalmais que les organisateurs ont confié la tâche de créer un joyeux bordel. Plus connue sous son mononyme (Camille), la Française de 43 ans est appelée à intervenir à chaque étape de la soirée pour faire chanter les invités. Dans l'univers créatif de la Parisienne, on appelle cela un «làlà», une sorte d'improvisation musicale qui s'adapte aux circonstances.
Et la stratégie de celle qui a vendu 50'000 exemplaires de son dernier album «Ouï» (2017) est manifestement rodée: en trois coups de pieds (nus) sur le sol pour battre le rythme, la voilà cheffe d'une improbable chorale. «On peut mourir tranquille, elle a réussi à faire chanter les protestants», souffle une invitée. Sommet du cocasse: Jacques Froidevaux, l'un des pères des maîtres de l'absurde Plonk & Replonk, est le seul à ne pas pousser la chansonnette. Comme dépassé par cet étonnant tableau.
A célébrer la vie ainsi, on en oublie presque la mort. Est-ce prémonitoire? Face aux assauts des humains et de la science, la Grande Faucheuse perd du terrain, introduit le recueil qui sert de support à la soirée. «Depuis 4,5 milliards d'années, les dés étaient pipés. La mort a toujours eu le dernier mot. (...) Aurait-elle baissé la garde face aux humains?», interroge Vincent Du Bois. Les convives sont invités à réfléchir sur une question qui est devenue la raison de vivre, ou presque, de Frédéric Beigbeder depuis son dernier ouvrage «Une vie sans fin» (2018).
Il n'a pas fallu beaucoup d'efforts à Nicolas Capt et Vincent Du Bois pour convaincre le dandy parisien de participer à cette première Rencontre Spectaculaire, tant dans sa version papier que physique et mondaine. Et le lauréat du Renaudot 2009 a mis du sien, notamment dans son face-à-face avec la philosophe Cléo Collomb. «La pandémie de 2020 aura eu un seul mérite: démontrer à l'humanité que la peur de mourir empêche de vivre», avance l'écrivain français. Frédéric Beigbeder va même jusqu'à dénoncer une «paranoïa hygiéniste», estimant que l'humanité vit sur une «planète sous préservatif» depuis 2020. Une tirade dont la rhétorique délicate masque mal les relents populistes — peut-être la seule déception de la soirée.
Car la question du transhumanisme et de l'«humain augmenté» mérite mieux que ce qui ressemble parfois à des slogans de la part du sinon excellent auteur de «99 francs». Pour façonner leur position pour ou contre la mort, la cinquantaine d'invités — triés sur le volet, du moins pour cette première — a heureusement reçu d'autres munitions, à commencer par une plaidoirie du maître de la soirée Nicolas Capt dans sa robe de Cour d'assise.
«Pour ou contre? Quel dilemme. J'ai préféré éluder la question par une pirouette: au lieu du fameux et populaire 'Ni pour, ni contre, bien au contraire', elle prend la forme d'un 'pour et contre la mort' aussi absurde que l'est l'idée même de la vie et de la mort.» On retrouve bien la malice du chroniqueur de Blick.
Les heures tournent et la question n'est pas davantage résolue qu'en arrivant — philosopher, chantonner et déguster des mignardises font disparaître toute notion du temps. «Il faut se rendre au Paradis pour le prochain Lala»: malgré les facéties de Frédéric Beigbeder qui a revêtu l'urne (un crâne géant dont il s'est affublé), Nicolas Capt tient bon le timing et l'assemblée maîtrise désormais totalement le jargon de la soirée.
Le flottement lié au décompte des voix laisse le temps d'admirer le paradis: une enfilade de pièces aussi surprenantes les unes que les autres, dans un style qui ne laisse pas indifférent. Pour couronner la soirée, de nombreuses oeuvres ont été parsemées dans des appartements qui n'en manquaient pas. Certaines sont impressionnantes, d'autres ingénieuses comme cette vidéo des portes coulissantes de l'OMS qui s'ouvrent et qui se referment pour symboliser la pandémie.
Entre-temps, la sentence est tombée: la mort a gagné par 44 voix contre 10, 4 abstentions. «On va tous crever!», s'enthousiasme Frédéric Beigbeder, dont le charisme aura éclaboussé la soirée et la prise de position pour une vie «courte mais pleine» aura pesé dans le décompte. «Surprenante et vertigineuse», de l'aveu d'un convive, cette première a fait l'unanimité. Celles et ceux qui ne faisaient pas partie des «happy few» peuvent se consoler: une deuxième édition devrait avoir lieu l'année prochaine sur une nouvelle thématique. Si la Grande Faucheuse les laisse tranquilles d'ici là.
> «Pour ou contre la mort? Promenade dans les arcanes du trépas» (2020), avec la participation de Frédéric Beigbeder, Sophie Calle, Nicolas Capt, Cléo Collomb, Vincent Du Bois, Sylvie Fleury, Caroline Freymond, Gianni Motti, Plonk & Replonk, David Rufrauf & Philippe Tesson.