Une nouvelle bagarre entre deux groupes d’Erythréeens a fait deux blessés, dimanche 31 mars, lors d’un affrontement à Gerlafingen (SO), une bourgade située à une trentaine de kilomètres de Berne. La police a fait usage d’un canon à eau et de gaz lacrymogène pour empêcher l’affrontement entre partisans et opposants au régime dirigé d’une main de fer par le président Isaias Afwerki depuis 1993.
Des violences grandissantes qui ne sont pas rares en Suisse et en Europe. Mi-février, au moins six policiers avaient été blessés lors d’affrontements à La Haye, aux Pays-Bas, entre des groupes rivaux d’Érythréens qui avaient incendié des voitures de police et lancé des pierres sur les forces de l’ordre. Toujours à la mi-février, à Villars-sur-Glâne (FR), la police avait dû déployer un important dispositif pour encadrer un rassemblement sur le point de dégénérer. Et à Genève, le samedi 23 mars, des manifestants érythréens anti-régime ont également fait face à la police. Toujours en marge de manifestations, événements culturels ou festivals, organisés par des soutiens du régime dictatorial.
Faut-il les interdire? Samson Yemane, conseiller communal (législatif) socialiste à Lausanne et coprésident de l’Association des médias érythréens de Suisse, originaire d’Erythrée, répond à Blick. Interview.
Samson Yemane, un nouvel affrontement entre pro et opposants au régime érythréen a encore eu lieu dimanche dernier à Gerlafingen. Pourquoi de telles violences?
On se trouve face à des jeunes qui sont frustrés et en colère de pas être entendus par les autorités. Il faut comprendre que ça fait plusieurs années que les opposants au régime informent les autorités suisses, de façon démocratique et pacifique, sur le problème posé par ce genre d’«événements culturels». Et que la réponse des autorités n’est pas à la hauteur.
De quel type d’événements parle-t-on?
Des manifestations culturelles, des festivals, organisés par des partisans du régime qui ont deux buts: récolter de l’argent pour financer l’Etat totalitaire et véhiculer une forme de propagande arguant que tout se passe bien au pays. Ces récoltes de fonds posent un vrai problème, car elles permettent au gouvernement de se renforcer et de se financer grâce à la diaspora érythréenne.
Et le régime se finance aussi grâce à une taxe, c’est cela?
«Un impôt de la diaspora» qui contraint ses ressortissants à l’étranger et en Suisse à verser 2% de leur salaire annuel brut. Ils sont aussi incités à divulguer des informations sensibles pouvant mettre en danger leurs proches en Érythrée.
On compare l’Erythrée à la Corée du Nord de l’Afrique. On a du mal à comprendre, vu de Suisse, comment des personnes peuvent soutenir ce régime dictatorial qu’elles ont fui?
La majorité des personnes qui soutiennent le régime ont quitté l’Erythrée avant 2001, avant la mise en place progressive d’un Etat totalitaire. L’indépendance du pays a été obtenue en 1993. Isaias Afweki était considéré comme un héros national, porteur d’«une renaissance africaine» et jusqu’en 2001, le pays était en phase de transition.
Elles gardent une image positive du pays?
Oui, liée à l’indépendance. Et il ne faut pas oublier qu’elles ont investi dans le pays, dans des projets, dans l’immobilier, etc. Si ces personnes venaient à contester le régime, elles perdraient l’ensemble de leurs biens. Et puis il y a une infime minorité qui a quitté le régime après 2001, qui n’est pas politisée aussi et qui se rend à ses événements pour rencontrer des compatriotes. Il existe un attachement à la culture du pays. Et ça je le comprends aussi.
Est-ce que le dialogue entre pro et antigouvernementaux est possible? Vous, par exemple, vous côtoyez des partisans?
J’ai déjà organisé des rencontres, animé des conférences, notamment avec des jeunes érythréens nés ici, en Suisse, qui ont pu être instrumentalisés par le discours de leurs parents arrivés avant 2001. Mais leur pensée a évolué, grâce à ce dialogue et aussi grâce à leur capacité d’analyse. Ils s’opposent à cette dictature, les soutiens du régime commencent à s’affaiblir et cela est permis par ces échanges.
Alors comment en arrive-t-on à ces bagarres qui sont des plus en plus fréquentes en Suisse, mais aussi en Europe?
Car rien ne bouge! Cela fait 20 ans que les opposants demandent aux autorités compétentes d’interdire ces manifestations et ces récoltes de fond. Alors, ils ont commencé à agir par eux-mêmes en faisant recours à la force pour empêcher ces événements. Il s’agit d’une minorité, je le rappelle, pour qui, la violence semble un moyen légitime. Ça donne une mauvaise image de la communauté forcément, mais cette violence est le résultat du statu quo et de l’inaction des autorités suisses, des cantons et des communes.
Faut-il interdire ces manifestations?
Pas une interdiction générale, mais il faut procéder au cas par cas. J’ai, par exemple, été consulté par l’autorité cantonale vaudoise à la suite d’une demande et après discussion, les organisateurs de la manifestation n’ont pas reçu d’autorisation.
Au détriment de la liberté d’expression?
On peut se réunir pour s’exprimer. En revanche, toutes les manifestations qui n’ont pour but que la récolte de fonds et la propagande, il faut les interdire. Si aujourd’hui le régime dispose de moyens financiers, c’est notamment grâce aux recettes de ces événements. Il faut payer un prix d’entrée, ensuite faire des dons devant la communauté. Certains donnent 2000-3000 francs. Une pression sociale s’exerce. On est bien vu si on donne des sous. C’est une sorte de chantage et les autorités suisses devraient être plus prudentes.
Pour lutter contre les bagarres entre Erythréens, certains politiciens, et pas seulement ceux de l’UDC pour une fois, plaident pour un serrage de vis. Le PLR, via son ancienne présidente suisse Petra Gössi, demande qu’on puisse agir contre les requérants d’asile érythréens déboutés. (ndlr: Pour l’instant inexpulsables, car l’Érythrée s’oppose aux retours forcés de ses ressortissants). C’est un début de solution?
Ces rixes sont instrumentalisées par les partis de droite qui mettent toute la communauté érythréenne dans le même sac. Comme si l’ensemble de celle-ci était par nature violente. Et sans tenter de comprendre pourquoi cette violence s’exprime de cette façon-là aujourd’hui. La droite tisse des liens très étroits avec l’asile, en faisant des amalgames.
Lesquels?
De type: les Erythréens se présentent comme des réfugiés politiques, mais dans le même temps, ils soutiennent leur gouvernement. Et utilisent ce prétexte pour durcir le ton sur la question de l’asile. Or, ceux qui soutiennent le régime, sont généralement arrivés avant 2001. Ils possèdent la nationalité suisse et n’ont plus le statut de réfugiés.
Durant la conférence de presse marquant ses 100 premiers jours au Conseil fédéral, le ministre de Justice et Police Beat Jans, a demandé à la communauté érythréenne de cesser les violences. Sans passer aux actes. Est-ce qu’il fait preuve de mollesse?
Je souhaite une posture politique plus fine. Dénoncer les violences, appeler à l’ordre, c’est bien, mais il faut aussi que les autorités mettent en place des dispositifs pour éviter ces manifestations de renforcement du régime. Comme c’est le cas dans le canton de Vaud ou à Lausanne où des consultations ont eu lieu. Il faudrait le faire un peu partout en Suisse.
Faut-il, comme le souhaite l’UDC, expulser les fauteurs de trouble?
Non, c’est un discours de droite qui martèle que les problèmes viennent des réfugiés. Il m’apparait faux de raisonner ainsi, de plus, c’est une violation des droits humains, car l’Etat érythréen est totalitaire et qu’il n'existe aucun accord de réadmission.
Quelle est la solution?
Elle est simple. Les autorités compétentes doivent comprendre qu’on ne peut pas laisser la place à ces manifestations en faveur de la dictature érythréenne. On parle d’un régime qui est au même niveau que la Corée du Nord, qui est infréquentable. C’est ce problème qu’il faut traiter, ce débat de fond et non dire que les Erythréens sont tous violents. Il arrive qu’on interdise des manifestations d’extrême-droite, il faut faire la même chose.