Journaliste lausannoise établie en Italie, entre la Toscane et la Calabre, Madeleine Rossi est sans doute l’une des meilleures spécialistes de la mafia. Jeudi soir, lorsque presque tous les médias du pays ont envoyé la même alerte sur leur application («De la drogue pour 50 millions de francs saisie sur le site de Nespresso»), la Vaudoise prenait part à un cycle de conférences sur la criminalité organisée à Lucerne.
Blick a contacté Madeleine Rossi alors que son train revenait de Suisse centrale et passait à... Romont, précisément là où la police cantonale fribourgeoise a effectué cette saisie record pour le canton, au début de la semaine. Interview.
Qu’avez-vous pensé lorsque vous avez appris la nouvelle?
J’ai d’abord rigolé au vu des labels durables qui figurent sur les sacs. Je me suis dit: «C’est nouveau, la coke bio…» Et j’ai souri aussi de la réaction de Nespresso, qui garantissait que la chaîne de production de café n’avait pas été contaminée. Il y aurait pourtant un marché (rires). Plus sérieusement, je me suis demandé: «Bon, ce sont les Albanais ou les Italiens?»
Et vous êtes arrivée à quelle conclusion?
Je n’ai pas d’éléments pour y répondre, je n’en sais hélas pas plus que ce que la police a communiqué. Je peux me tromper, mais cela m’étonnerait fort que des Glânois ou Gruériens aient monté un trafic international de stupéfiants. Je pense que l’enquête risque de remonter jusqu’aux Pays-Bas, tant Rotterdam est un hub en Europe. Je ne mettrais pas une main à couper, mais au moins un doigt.
Pourquoi établir un lien immédiat avec la mafia?
La 'ndrangheta a la mainmise sur le trafic de drogue en tout cas à l’échelle européenne, et peut-être mondiale. En novembre, une gigantesque opération anti-mafia baptisée Nuova Narcos a démantelé un trafic international XXL, entre le Brésil, l’Équateur, les Pays-Bas, l’Espagne… En Calabre, il y a au moins une opération d’envergure par mois, si ce n’est pas une par semaine. La police a face à elle des gens très déterminés: à Gioia Tauro, le Rotterdam calabrais, des «narco-plongeurs» remontent des blocs fixés sur les coques des bateaux. Ces scaphandriers spécialement formés, souvent originaires d’Amérique du Sud, prennent énormément de risques.
Mais Romont, ce n’est pas vraiment la Calabre. Comment une telle cargaison a-t-elle pu se retrouver dans le canton de Fribourg?
Selon toute vraisemblance, il s’agit d’une erreur. Romont se trouve en bout de ligne, il est probable que les destinataires n’aient pas pu décharger à l’endroit prévu. Je ne sais pas qui devait réceptionner la drogue et où, peut-être en Allemagne, à Bâle ou en France.
Avez-vous déjà vu une telle erreur par le passé?
Peut-être pas aussi cocasse, mais des erreurs d’aiguillage, ça arrive tous les jours. Cela peut, d’ailleurs, être délibéré: à Rotterdam, par exemple, un complice déroute un container devant aller en Espagne vers l’Allemagne. Sur place, quelqu’un décharge la marchandise puis signale l’erreur.
Ici, personne ne va venir porter plainte pour récupérer son chargement…
Je ne pense pas, en effet (rires). La tâche des enquêteurs sera d’analyser en détail la feuille de route. En tout cas, cette erreur est très instructive parce qu’elle montre que les chaînes ne sont pas parfaites. Pour Europol, qui devrait s’emparer de cette enquête au vu de son envergure, ce n’est pas la saisie qui est intéressante mais ce qui va se passer après. Les mafieux vont en parler, vont dire «Évite de faire comme en Suisse». S’il y a des écoutes en cours, par exemple, des éléments pourraient ressortir bien plus tard.
Dans l’immédiat, les auteurs de cette mégarde doivent craindre pour leur vie…
Bien sûr que certains vont pester: on parle de 500 kg de cocaïne et de 50 millions de francs. Mais il faut bien comprendre que l’on parle de gens qui nagent dans l’argent. Cinquante millions de francs, pour eux, c’est environ comme dix francs pour vous. Si vous égarez un billet de dix, vous allez vous énerver, mais ce sera assez vite oublié. Cent francs, c’est déjà plus embêtant, mais là on parle plutôt de dix, croyez-moi.
Mais tout de même: 500 kg de cocaïne, c’est une saisie record, non?
Dans les années 1970, oui, mais pas aujourd’hui. Cette saisie va peut-être marquer la police fribourgeoise, mais elle ne va vraiment pas rester dans les annales de la police judiciaire, même à l’échelle suisse.
Notre pays est-il aussi touché que cela?
La 'ndrangheta est partout, il serait grand temps que l’on s’en rende compte. Elle a colonisé le territoire avec ses tentacules, dans de nombreux secteurs économiques. Une enquête il y a six mois a montré qu’elle passait par Zurich, les Grisons, le Tessin… De nombreux cantons sont impliqués, et on ne peut pas fermer les yeux. La Suisse n'est pas aussi grande que les États-Unis: le canton de Vaud, par exemple, ferait bien de ne pas ignorer ce qui se passe ailleurs dans le pays.
Quelles solutions pour se défaire de la mafia?
Veut-on vraiment se donner les moyens de déloger? Jeudi soir à Lucerne, Paolo Bernasconi nous rappelait que la Confédération parlait déjà de l’abolition des plateformes offshore en… 1969. Un demi-siècle plus tard, nous en sommes toujours au même point. Récemment, la Loi sur le blanchiment d’argent a été révisée dans une version très édulcorée. Or, il suffit de mettre en relation les professions des parlementaires concernés (fiduciaires, consultants, avocats d’affaire…) pour comprendre. Il y a trop de conflits d’intérêts.