Quelques jours après l'invasion de l'Ukraine par les troupes de Vladimir Poutine, un journaliste français s'émouvait sur BFMTV des files interminables de véhicules quittant Kiev. «On ne parle pas, là, de Syriens qui fuient les bombardement du régime syrien soutenu par Vladimir Poutine, lançait-il. On parle d'Européens qui partent dans leurs voitures, qui ressemblent à nos voitures, qui prennent la route et qui essaient juste de sauver leur vie, quoi.»
En un an, plus de 11 millions d'Ukrainiens ont tourné le dos à leur pays, souvent en ruines. La Suisse en a accueilli près de 75'000 — l'équivalent de presque deux fois la ville de Fribourg. Un aussi grand afflux en si peu de temps est sans précédent. Pour y faire face, le Conseil fédéral a donné un statut spécial à ces réfugiés-là: le statut S. Et des droits plus étendus que pour n'importe quelle autre population issue du domaine de l'asile, comme celui de travailler dès l'arrivée sur le territoire.
Il est d'autant plus intéressant de tirer le bilan, un an plus tard. Malgré ces droits étendus, seuls 14,8% travaillent. Est-ce un échec? Quid dans les autres Etats européens? Faut-il améliorer le statut des autres réfugiés? Réponses et analyse avec Robin Stünzi, coordinateur scientifique du Pôle de recherche national sur la migration et la mobilité «nccr – on the move» à l'Université de Neuchâtel.
Selon les chiffres de mi-février 2023, seuls 14,8% des réfugiés ukrainiens ont trouvé un emploi. Un sacré échec…
Non, c'est un taux élevé, à condition que l'on compare avec d'autres populations issues du domaine de l'asile. Par exemple, les réfugiés reconnus ou les personnes admises provisoirement, qui ont un statut et ont aussi le droit de travailler. Pour ces catégories-là, le taux est en dessous de 10% une année après l'octroi du statut — sachant qu'elles obtiennent parfois un permis après plusieurs années de procédure, durant lesquelles les possibilités d’intégration sociale et professionnelle sont très limitées. Donc 15% pour les Ukrainiens, c'est plutôt un succès: un an, c'est très court. Même si c'est une part un peu moins élevée que dans d'autres pays.
Vraiment? Quels autres pays font mieux que la Suisse en la matière?
La Pologne, par exemple. Mais cela semble assez évident, puisque la barrière de la langue est moins grande et qu'il y avait déjà une importante diaspora ukrainienne sur place. Mais il y a d'autres cas plus surprenants, comme les Pays-Bas, où pratiquement 70% des réfugiés ukrainiens sont en emploi.
Comment est-ce possible?
Au-delà des différences concernant les caractéristiques individuelles des personnes accueillies, certains choix politiques permettent d’expliquer ces disparités. Les Pays-Bas ont choisi d'intégrer très rapidement ces nouveaux arrivants sur le marché du travail, notamment grâce au rôle très actif des agences de placement temporaire. En Suisse, on a choisi de plutôt commencer par des cours de langue et d'offrir des formations — environ 30% sont actuellement en formation ou en programme d'occupation. Autre différence: en Suisse, pour avoir accès au marché du travail, on doit faire plusieurs demandes à plusieurs organismes, ce qui peut retarder le processus. Aux Pays-Bas, tout est centralisé.
En Suisse, ces 75'000 Ukrainiens ont de nombreux avantages: un statut S qui les protège, la majorité possède une formation tertiaire, il n'y a pas de temps d'attente dans les procédures... Mais il y a aussi une excellente perception de la part de la population. Non?
Effectivement. Nous disposons d'indicateurs objectifs qui le démontrent. Par exemple, l'accueil chez l'habitant n'a jamais été aussi fort pour les autres. En été 2022, environ 60% des Ukrainiens étaient logés chez des privés. Ce qui facilite l'accès aux informations, au tissu social et favorise l'apprentissage de la langue. De leur côté, on voit que les entreprises jouent le jeu, font preuve de bonne volonté — une enquête publiée à l'été 2022 montre que plus de la moitié des entreprises interrogées étaient prêtes à engager des Ukrainiens, et 10% l'avaient déjà fait. Principale motivation invoquée: participer à l'effort de solidarité.
Un autre élément frappe à la lecture des statistiques produites par le Secrétariat d'Etat aux migrations: le salaire mensuel moyen des Ukrainiens en emploi est de 4477 francs pour un 100%, seuls 12% gagnent plus de 5000 francs. Et près d'un quart de celles et ceux qui ont trouvé du boulot bossent dans l'hôtellerie-restaurant. Ce qui donne l'impression que leurs jobs ne correspondent pas tellement à leurs qualifications.
C'est juste. On le remarque aussi chez d'autres populations et dans les autres pays d'accueil. En fait, il y a deux problèmes. Premièrement, celui de la reconnaissance des diplômes. Deuxièmement, la barrière de la langue, très importante dans le secteur tertiaire. Un autre élément pourrait aussi jouer un rôle dans cette statistique: l'hôtellerie-restauration est un secteur en pénurie de main d'œuvre après le Covid.
Elargissons un peu, maintenant. Les résultats positifs de l'intégration des Ukrainiens auraient tendance à donner raison aux voix qui s'élèvent depuis longtemps pour que les demandeuses et demandeurs d'asile puissent avoir rapidement accès au marché du travail, par exemple. Pourquoi ce qui fonctionne pour les Ukrainiens ne fonctionnerait pas pour les autres?
La question qui se pose désormais est bien celle-ci. On devrait aller vers ce modèle pour d'autres populations. Mais il y a deux gros obstacles. D'un côté, il faudrait que le politique et la population soutiennent l'extension de ces droits. Et je doute que ce soit le cas: dans le cas des Ukrainiens, on a affaire à des personnes qui sont considérées comme Européennes et qui fuient un régime présenté comme notre ennemi commun. Ce sont aussi beaucoup de femmes et d'enfants, qui sont moins perçus comme des menaces que d'autres populations du domaine de l'asile, qui sont plus masculines. Et puis, un deuxième problème surgit: normalement et au contraire de la procédure dont bénéficient les Ukrainiens, l'octroi de l'asile se fait sur une base individuelle après un examen de la demande (ndlr: la personne doit prouver être persécutée personnellement). Or, on ne pourrait pas, aux plans politique et juridique, donner d'emblée à n'importe quelle demandeuse ou demandeur d'asile un statut. Ça ne serait jamais accepté par la population.
Aujourd'hui, une nouvelle ministre est en charge du Département fédéral de justice et police. Vous lui donnez quoi comme conseil, à Elisabeth Baume-Schneider? Il faut encore accélérer les procédures d'étude des dossiers?
Ça fait 40 ans qu'on parle d'accélérer les procédures. Tout le monde dit cette phrase bateau et dans les faits, ç'a déjà été accéléré, en particulier à travers la réforme menée par Simonetta Sommaruga et entrée en vigueur en 2019. Mais des choses plus concrètes pourraient être faites. Par exemple, on pourrait faciliter la mobilité des personnes admises provisoirement, actuellement très limitée. Un vrai obstacle à l'intégration sur le marché du travail.
Le monde politique, à travers son discours, a certainement aussi un rôle à jouer.
Avec les Ukrainiens, le politique a réussi à impliquer tous les acteurs, les entreprises comme la population. Et ça, ça se fait à travers un discours qui convainc. La façon dont le Conseil fédéral présente les choses a son importance auprès de la société civile. Les médias aussi. C'est très clair dans le cas des Ukrainiens. Et ce discours a été déployé alors que le nombre de personnes accueillies est tout à fait exceptionnel en perspective historique.