Daniel Jositsch s'oppose une nouvelle fois à son propre camp. Fidèle à sa réputation frondeuse, le conseiller aux Etats socialiste se rebelle contre la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
Dans une interview accordée à la «NZZ», il critique vertement la décision des juges de Strasbourg qui avaient donné raison aux «Aînées pour le climat» en condamnant la Suisse pour inaction climatique le 9 avril dernier. Une prise de position qui exaspère Raphaël Mahaim, conseiller national vert et, surtout, avocat des «Aînées pour le climat». Le Vaudois riposte. Interview.
Raphaël Mahaim, Daniel Jositsch part en croisade contre la décision de la CEDH. Etes vous surpris?
Oui, cette croisade est totalement absurde. La force de la Suisse réside dans le respect de ses institutions et donc sur le respect des décisions de justice. On vit dans un système à trois pouvoirs; un Parlement qui fait des lois, pose des règles, adopte et adhère à des traités internationaux; un gouvernement qui les exécute; et des tribunaux — en l'occurrence un tribunal qui a été reconnu par une convention ratifiée par le Parlement — qui analysent quand les règles de droit sont violées, insuffisantes, incomplètes, ou quand un certain nombre de décisions ou d'absences de décision violent les droits fondamentaux. Certains ont tendance à l’oublier, mais les pouvoirs législatifs et exécutifs sont parfois remis en place par les tribunaux. C’est d’ailleurs précisément le travail de la justice, dans un système fait de subtils équilibres entre pouvoirs et contre-pouvoirs.
Donc une agitation politique de plus de la part du trublion du Parti socialiste (PS)?
Oui, elle est créée de toutes pièces par celles et ceux qui tentent de dévier l’attention de la vraie question.
Qui est?
Comment fait-on pour mettre en œuvre sereinement et intelligemment l’arrêt de la CEDH? Je tiens à rappeler que la Cour n’a jamais dit de quelle manière la Suisse devait procéder pour atteindre ses objectifs de réduction de CO2. Ceci est complètement laissé à l’appréciation de la Suisse. En revanche, ce qu’elle nous dit, c’est que les objectifs de réduction des gaz à effet de serre, eux, sont contraignants. Et que la Suisse s'est elle-même engagée, via l'accord de Paris, à ne pas dépasser 1,5 degré maximum de réchauffement. C'est un raisonnement juridique parfaitement cohérent. En laissant entendre qu’il faut renoncer à mettre en œuvre l’arrêt, on tombe dans l'agitation politique de bas étage qui donne une image lamentable de la Suisse et des institutions. Sur un ton un peu provocateur, j’ai envie de dire qu’habituellement, les Etats qui se plaignent des arrêts de la CEDH sont plutôt la Turquie d’Erdogan ou l’Azerbaïdjan… C’est indigne de la tradition suisse qui a toujours respecté ces arrêts.
Vous vous sentez trahi par un allié de la cause rose-verte?
Ce n’est pas ici la question et je ne me prononce pas sur sa manière de travailler. J’observe qu’il semble avoir l’habitude de faire flèche de tout bois, allusion aux derniers faits d'actualité avec sa candidature au Conseil fédéral en 2023. La vraie discussion est celle-ci: il faut bien comprendre que cet arrêt a été rendu après une procédure d’une grande complexité et menée avec beaucoup de rigueur.
C'est-à-dire?
C'est Une décision prise par 16 juges contre un, y compris par le juge suisse qui a fait une longue interview dans les médias allemands pour s’en expliquer. Le jugement fait 300 pages, il est extrêmement fin et s’inspire aussi de la jurisprudence qui a été rendue en Hollande, en France ou encore en Allemagne sur ces questions climatiques. Du point de vue de la rigueur intellectuelle, balayer cela d’un revers de la main, c’est complètement déplacé.
Pourquoi la Suisse a été condamnée, alors qu’elle n’est responsable que de 0,18 % des émissions mondiales de CO2... et pas un autre Etat?
Ce n’est certainement pas parce que les autres Etats font tout juste! La première raison, c’est qu’un tribunal ne peut se prononcer que sur les affaires qui lui sont soumises. La deuxième, c’est que dans beaucoup d’autres pays, ce sont les tribunaux internes qui ont rappelé les gouvernements à leurs obligations dans leurs objectifs de réduction de gaz à effet de serre.
Que répondez-vous à Daniel Jositsch qui estime que la CEDH a outrepassé ses compétences en faisant de la politique?
C’est parfaitement faux. La jurisprudence de la CEDH sur le droit à un environnement sain est établie de longue date, par exemple pour des pollutions locales (usine polluante, système de traitement des déchets déficient, etc.). La nouveauté, c’est qu’elle porte maintenant aussi sur les dérèglements climatiques. Or, vu l’ampleur du phénomène qui constitue une menace existentielle pour de grandes quantités de personnes sur terre, il aurait été incompréhensible que la CEDH refuse de faire ce lien. À chaque fois qu’il y a eu des arrêts de la CEDH portant sur des causes importantes, on a droit aux mêmes types de réactions en Suisse.
Un exemple?
Déjà dans les années 80, un arrêt assez célèbre, rendu suite au mouvement Lôzane Bouge, avait provoqué une cascade de réactions. Une femme avait été condamnée par une commission de police à payer une amende. Elle l’avait contestée jusqu’à la CEDH en arguant que ladite commission ne respectait pas les critères des tribunaux neutres et impartiaux. Sa victoire a amené à une refonte très importante du système pénal en Suisse. Une immense déflagration à l’époque. À intervalles réguliers, quand certaines décisions ne plaisent pas à certains milieux, ils réagissent en disant que c’est trop politique.
Avec cette nouvelle bronca, la Suisse ne risque-t-elle pas de fâcher l’Union européenne (UE) avec laquelle elle vient d’entamer de nouvelles négociations?
J’ose espérer que cette bronca va s’estomper aussi vite qu’elle est venue. Il faut laisser passer l’orage et les cris d’orfraie. Et revenir à une discussion beaucoup plus sereine et institutionnelle. Cet arrêt est très important, mais il ne va rien changer aux processus démocratiques en Suisse. La prochaine étape sera de discuter des moyens pour mettre en œuvre cette décision, dans le cadre d’un processus démocratique.
En parlant de démocratie, Daniel Jositsch (et pas seulement lui) vous reproche de faire fi de la volonté du peuple qui avait refusé la loi sur le CO2 en 2021...
Je rappelle que la dernière votation en matière de climat a eu lieu en juin 2023 et la population a dit oui à la protection du climat. L’argument est de mauvaise foi, la démocratie suisse a parlé l’année passée et la CEDH n’a jamais dit qu’il fallait reprendre les instruments prévus dans la loi sur le CO2 rejetée en 2021. En tirant sur la Cour et en brandissant le spectre d’un déni de démocratie, on dévie l’attention de la vraie discussion. Je dois dire que je suis assez stupéfait de la tournure de ces débats dans notre pays qui fonctionne bien notamment grâce au respect des institutions.