C’est un cri lancé et signé par plus de 100 scientifiques. À moins d’un mois de la votation sur l’initiative pour la biodiversité, des chercheurs des universités de Neuchâtel et de Berne, de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) ou encore de l'Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL), expriment leur inquiétude sur la situation de la biodiversité en Suisse.
Dans cette prise de position, publiée dimanche, on peut lire que «les mesures prises par différents acteurs n’ont pas réussi à inverser la tendance, qui demande une réaction urgente».
Selon les 105 signataires, «plus d'un tiers des espèces et plus de la moitié des types d'habitats sont menacés», affectés principalement par les excès de nutriments (engrais), les micropolluants, la dégradation et la fragmentation des milieux naturels, ainsi que les effets du changement climatique. Et d'appeler à des mesures rapides et efficaces.
Blick fait le point avec le biologiste Raphaël Arlettaz, directeur du Département de biologie de la conservation à l’Université de Berne. Selon lui, il y a urgence. Contrairement à ce qu'affirme le conseiller fédéral Albert Rösti, la situation ne serait pas si rose pour la biodiversité en Suisse. Interview.
Raphaël Arlettaz, pourquoi avoir signé cette prise de position?
Premièrement parce que la biodiversité, et donc les services écosystémiques et tous les bénéfices que la nature procure à l’homme et à l’économie, sont en danger partout sur la planète, y compris en Suisse. La situation dans notre pays est catastrophique malgré quelques timides avancées locales.
Et deuxièmement?
Le public subit une véritable campagne de désinformation, massive, basée sur de fausses allégations. Une désinformation orchestrée notamment par les opposants au texte qui sera soumis au scrutin populaire le 22 septembre prochain.
De quelle désinformation s’agit-il?
On avance des chiffres erronés, selon lesquels 30% du paysage seraient intouchables en cas d’acceptation de l’initiative. C’est du délire total! Surtout si l’on considère que le changement constitutionnel proposé ne mentionne aucun objectif chiffré et stipule que ce sera à l’Assemblée fédérale de faire des propositions quantitatives concrètes. Selon les critères de la Convention sur la biodiversité, que la Suisse a ratifiée, l’objectif est d’atteindre 17% de la surface, tout en permettant une forme d’exploitation, mais nous en sommes actuellement à environ 8-10% en Suisse.
Selon les chiffres de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) un tiers des espèces seraient menacées en Suisse.
Un tiers des espèces pour lesquelles on dispose de données quantitatives (56'000) sont menacées en Suisse, selon les listes rouges, en effet. Et la moitié des 230 types de milieux naturels que compte notre pays. Ce sont les analyses du Conseil fédéral lui-même qui le démontrent.
Alors pourquoi Albert Rösti, le ministre en charge de l’Environnement affirmait encore lundi dernier sur les ondes de la RTS que la situation n’est pas si mauvaise pour la biodiversité en Suisse?
Il donne l’exemple des libellules et des amphibiens qui auraient vu leur statut sur les listes rouges légèrement amélioré au cours des 20 dernières années. Or un changement de statut sur une liste rouge n’indique pas de facto une évolution positive d’effectifs. Par ailleurs, Albert Rösti omet de mentionner le déclin dramatique – mis en évidence sur la même figure produite par ses propres offices – des oiseaux, des reptiles et, surtout, des poissons.
Il cite donc ce qui lui plaît, selon vous?
C’est de la mésinformation, sinon de la désinformation pure et simple. De la part d’un ministre en place, c'est gravissime! On mesure déjà les effets délétères de la prise de pouvoir par ce populiste pur sucre. En 2021, il clamait que le dérèglement climatique était une arnaque de la gauche et estimait que le réchauffement du climat était une aubaine dont il fallait profiter. À terme, ce genre de dérive, si on n’y met pas un frein, ne représente rien moins qu’une menace pour nos systèmes démocratiques. Un dirigeant politique a le pouvoir de décider, mais cela ne va pas sans un devoir de s’informer correctement, et d’informer de façon factuelle. Avec Rösti, on est dans le registre de la propagande.
Est-ce que le Conseil fédéral en fait assez? Toujours selon Albert Rösti, 600 millions de francs sont investis chaque année dans la préservation de la biodiversité.
Non. Et le Conseil fédéral en est tout à fait conscient puisqu’il avait élaboré un contre-projet plutôt bien ficelé, en réponse au texte des initiants. Ce contre-projet a reçu par deux fois l’aval du Conseil national, mais a été rejeté par le Conseil des Etats, pour quelques voix seulement… On le doit à quelques sénateurs conservateurs qui votent systématiquement contre toute mesure environnementale.
Et donc, ces 600 millions de francs, trop ou pas assez?
Il s’agit surtout de paiements directs en faveur des agriculteurs qui prennent des mesures pour la biodiversité. Ces subventions se montent à 450 millions de francs par an, soit les trois quarts des investissements confédéraux pour la protection de la biodiversité dans notre pays. Il ne reste donc que 150 millions de la Confédération pour toutes les autres activités de promotion de la biodiversité. Et la Commission fédérale de l’environnement vient de décider d’en retrancher 70 millions. On en sera donc à 80 millions par an investis directement pour la biodiversité, ce qui est clairement insuffisant!
L’initiative populaire réclame davantage de surfaces et d’argent pour protéger la biodiversité en Suisse. Selon les opposants, 30% du territoire national deviendrait «pratiquement intouchable». C’est trop selon vous?
L’initiative — en demandant des efforts accrus pour augmenter la qualité des milieux déjà sous protection et pour reconnecter les milieux naturels et semi-naturels (hors des objets déjà protégés) — ne fait en fait qu’exiger que le Conseil fédéral s’attelle à vraiment mettre en place l’infrastructure écologique qu’il prône dans sa stratégie biodiversité de 2012 et son plan d’action de 2017. Et dont on ne voit jusqu’ici guère la mise en œuvre sur le terrain. Les choses vont beaucoup trop lentement et l’initiative met le gouvernement suisse face à ses responsabilités et ses engagements internationaux et nationaux.
Ne craignez-vous pas de lasser, ou du moins de créer la confusion au sein de la population suisse? D’un côté, on brandit les dangers du réchauffement climatique, de l’autre ceux menaçant la biodiversité.
Comme scientifique, je considère qu’il vaut mieux comprendre les systèmes dans lesquels on évolue, surtout si l’on veut continuer à vivre plus ou moins correctement sur cette planète à moyen et long terme. Selon le Conseil fédéral, si on ne fait rien de plus qu’actuellement pour la biodiversité, le coût de l’inaction sur territoire helvétique pourrait représenter 14 à 16 milliards de francs par an en 2050. Avons-nous vraiment le choix? Et puis, le combat pour la préservation du climat et de la biodiversité est fondamentalement identique: nous devons maintenant nous battre contre les conséquences de nos propres excès, et les deux problèmes doivent être résolus de concert. L’avenir de l’humanité est à ce prix.