«La vie du diplomate et des siens peut passer rapidement, sans crier gare, du rêve au cauchemar.» Dès l’introduction de son livre de mémoires «Une vie au service de mon pays» (Ed. Slatkine), Georges Martin donne le ton. La diplomatie est tout, sauf un long fleuve tranquille, surtout lorsqu’il s’agit de trouver une voie médiane entre des contraires, ou de tracer le chemin de la paix au milieu d’une guerre. Alors, que pense ce vétéran (aujourd'hui retraité) des négociations en tout genre, passé par le Kenya, Israël, l’Afrique du sud, l’Indonésie ou la France, de la conférence du Bürgenstock sur l’Ukraine qui s’est ouverte ce samedi?
Sa réponse fuse dès les premiers mots. Il n’y sera malheureusement pas question de paix, parce que c’est impossible sans la Russie. Et si la Suisse jouait au-dessus du lac des quatre cantons une partition qui lui échappe? Interview.
Georges Martin, vous savez très bien que la paix exige de faire un pas dans sa direction, coûte que coûte. N’est-ce pas ce que la Suisse fait ce samedi au Bürgenstock?
Malheureusement non! D’abord parce que, contrairement à l’appellation qu’on lui donne officiellement, il n’a jamais été question d’une «conférence de paix». Tout au plus d’une «conférence sur la proposition de paix ukrainienne». Or même cela n’est pas vrai! En fait, la Suisse a accepté imprudemment d’être manœuvrée par l’Ukraine dans la position inconfortable d’organisatrice d’une conférence qui n’a jamais visé, dans la tête de Zelensky, à chercher des voies vers la paix mais à rassembler des soutiens à l’Ukraine qui dépassent le cercle occidental. Zelensky a probablement pensé que la réputation de la Suisse pourrait aider à convaincre les acteurs du fameux «Sud global» à obtenir ce que ses alliés occidentaux de l’OTAN ne pourraient jamais obtenir.
En disant cela, vous pointez l’absence de la Russie?
Clairement oui! D’abord, ne pas inviter la Russie est incompréhensible, même si cette dernière aurait probablement décliné l’invitation. Il y avait néanmoins une façon de sauver un tant soit peu l’opération: convaincre les BRICS, les géants des pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, mais aussi l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran) d’y participer. La Suisse n’a d’ailleurs pas cessé d’y travailler, y compris pendant les heures qui ont précédé le début de la conférence du Bürgenstock. Avec un succès mitigé puisque leurs délégations présentes seront au mieux dirigées par leurs ministres des Affaires étrangères, alors que 60 chefs d’État ou de gouvernement seront présents. En fait les BRICS, en se tenant à l’écart, montrent qu’ils ont compris l’objectif de l’opération et refusent de la soutenir.
Un chemin vers la paix en Ukraine ne pourra donc pas être tracé au-dessus de Lucerne?
Lors de sa conférence de presse de présentation de la conférence du Bürgenstock, Ignazio Cassis a dérapé de façon incompréhensible. Il a reconnu que, suite à la volonté ukrainienne, il n’a jamais été question d’inviter Moscou. Ce qui ne pouvait que conforter les BRICS de se tenir à l’écart d’un processus construit et conduit sans la participation de la Russie. C’est assez logique. A mon avis, il n’y a pas de «processus de paix» au Bürgenstock! Je trouve plus prometteuses les idées d’un processus de paix mises sur la table par la Chine et le Brésil qui, elles, intègrent d’emblée la Russie. J’ai peur que le Bürgenstock s’inscrive clairement dans un processus de guerre. Brasilia et Beijing l’ont bien compris. Il ne peut pas y avoir de lien entre les deux. Ces deux capitales attendent le moment opportun!
Et ce moment opportun viendra quand? La Suisse aussi l’attend…
Un acteur accepté par toutes les parties au conflit doit être en contact en permanence avec elles, en multipliant les contacts confidentiels. Cela lui permet d’avoir une idée en temps réel de l’évolution des positions, le cas échéant d’identifier les points de convergence entre les parties et de jouer le facteur entre elles. Dans toute guerre arrive le moment où les parties sont fatiguées de combattre et/ou se rendent compte qu’un arrêt de la guerre servirait mieux leurs intérêts que la poursuite des combats. C’est le moment de bascule qu’un honnête intermédiaire peut accompagner, tout en se tenant dans l’ombre. Je fais partie de deux qui pensent que la Suisse, forte de sa neutralité, peut jouer ce rôle. Il faut toutefois bien se rendre compte que cette neutralité a été abîmée par les derniers développements, le manque de lisibilité de notre politique étrangère et de mauvaises décisions, notamment celle d’organiser la conférence du Bürgenstock!
Une neutralité «abîmée» dites-vous. C’est réparable?
Seul un choc de clarification pourrait la rétablir, notamment aux yeux de ceux qui n’y croient plus comme la Russie. Et ce choc ne peut, selon moi, venir que d’une victoire du «Oui», de la part du peuple et des cantons à la prochaine votation sur la proposition d’inscrire la neutralité dans notre constitution. Il ne nous restera dans le cas contraire qu’une seule solution: l’adhésion à l’OTAN, car nous ne pouvons pas rester sous la pluie sans neutralité et sans alliance. Nombreux sont ceux qui, en Suisse, souhaitent suivre l’exemple de la Finlande ou de la Suède, désormais intégrées à l’Alliance atlantique. C’est une erreur grave. Toute ma carrière de diplomate au contraire me convainc que le monde a plus besoin d’une Suisse neutre, active et solidaire qu’un énième membre d’une organisation militaire qui n’a pas besoin d’elle.
A lire: «Une vie au service de mon pays - Plaidoyer pour une Suisse neutre, active et respectée» de Georges Martin (Ed. Slatkine)