Vous l’avez sûrement remarqué: dans les sections commentaires des sites des médias ou sur les réseaux sociaux, beaucoup de prises de position penchent (très) à droite, sont souvent conservatrices, parfois racistes, homo- ou transphobes, misogynes ou antisémites. Un conseil: arrêtez de vous mentir. A l’échelle d’internet, on ne peut pas parler de «minorité bruyante». La toile est conservatrice et l’extrême droite y est puissante.
C’est en tout cas ce que démontre la sociologue étasunienne Jen Scradie dans son ouvrage «L’illusion de la démocratie numérique. Internet est-il de droite?». La première édition française de ce pavé de 468 pages, dont nous vous parlions dans notre newsletter politique ce mardi, vient d’être publiée par Quanto, un label des Presses polytechniques et universitaires romandes.
La professeure assistante à Sciences Po Paris avait été media trained pour répondre en français aux questions des journalistes. Mais les mots «troll», «cancel culture», «hippie», «Silicon Valley», «Occupy Wall Street» ou «Ku Klux Klan» ont meilleure façon en anglais. Tout terrain et toujours heureuse de digresser, Jen Schradie les habille de son expertise et nous explique pourquoi la gauche se prend des vestes, en ligne aussi.
Le monde est de droite. Est-ce vraiment étonnant qu’internet le soit aussi?
Pas vraiment. La politique en ligne reflète ce qui se passe sur le terrain. On a tendance à croire que c’est internet qui change la société alors que c’est la société qui dicte la façon dont le web est utilisé. Les personnes qui détiennent le pouvoir l’ont aussi en ligne. C’est une baffe pour les idéaux démocratiques de gauche qui existaient au début du World Wide Web: le bas de l’échelle sociale n’a pas vraiment voix au chapitre.
Justement. Comment est-on passé de l’idéal hippie de San Francisco, qui a fait naître la Silicon Valley, à ces réseaux sociaux, nids de conservateurs, qui minent le débat?
Il y a environ 25 ans, je m’étais installée dans la Silicon Valley. C’était très bizarre. Les idées socialistes issues de la contre-culture de San Francisco cohabitaient parfaitement avec l’hypercapitalisme. Les gens voulaient tout changer, faire éclore un monde nouveau. Le mur de Berlin venait de tomber et il y avait cette idée que les changements allaient désormais venir du bas. Il y avait tout ça. Mais n’oublions pas qui a créé internet: l’armée américaine et les universités, des entités qui détiennent un pouvoir.
Est-ce juste une impression ou y a-t-il bel et bien eu une montée en puissance des idées de droite et d’extrême droite sur les réseaux sociaux ces dernières années?
Dans les années 2010, de grands mouvements de gauche, comme Occupy Wall Street ou les indignés de Barcelone occupaient les réseaux sociaux. On a parlé des printemps arabes en les qualifiant de «révolutions Twitter». C’était un mirage. Le grand public, la presse et même les universitaires ne voyaient pas que, dans une bulle de filtres séparée, la droite et l’extrême droite existaient aussi. Ça a toujours été le cas. Pour moi, quand Donald Trump a été élu, ça n’a pas été une surprise. Je savais ce qui se passait en ligne. La balance a toujours été la même.
Pourquoi la droite et l’extrême droite sont si fortes sur Facebook ou Twitter?
Dans mon livre, j’identifie trois facteurs principaux. Premièrement, c’est une question de ressources et de classe sociale. Les conservateurs — comme les organisations qui les représentent — ont de manière générale davantage de moyens financiers. Quant aux plus pauvres, ils n’ont souvent pas le temps pour utiliser les réseaux sociaux: ils doivent jongler entre plusieurs jobs, sont moins connectés et ont moins les sous pour s’acheter des ordinateurs ou des téléphones portables performants. Ensuite, les groupes organisés autour d’une hiérarchie verticale ont davantage de pouvoir et entraînent une participation plus grande. La gauche, avec ses structures plus horizontales, est désavantagée, là aussi.
Dans votre livre, vous dites aussi que l’idéologie de droite — qui s’articule autour du concept de liberté est plus à même de générer de l’adhésion que celle de gauche, basée sur l’équité et l’égalité…
Oui, l’idéologie est le troisième facteur. Les messages de la droite et de l’extrême droite, autour de la liberté ou anti-médias mainstream, sont plus directs, plus provocateurs, plus choquants, et donc plus susceptibles de devenir viraux. Prenons un exemple: un selfie pris par des militants de gauche dans une manif créera moins d’engagement qu’une histoire personnelle — drôle ou dramatique — véhiculant des messages servant les intérêts de la droite et de l’extrême droite.
Est-ce un mal que les conservateurs dominent le web?
Les suprémacistes blancs et l’extrême droite gagnent du terrain partout. En ligne et hors ligne. Ça m’inquiète. Leur puissance sur les réseaux sociaux leur donne une tribune immense. Mais, encore une fois, la technologie n’est pas le problème et ne sera pas non plus la solution.
Sur les réseaux sociaux, on observe un autre phénomène: en Suisse romande, comme en France ou aux Etats-Unis, de plus en plus d’utilisatrices et d’utilisateurs vomissent le «wokisme» et la «cancel culture». Que se passe-t-il?
Dans la bouche des conservateurs, le terme «cancel culture» — souvent confondu avec le cyberharcèlement — est une sorte d’insulte utilisée pour dénoncer des mouvements qui voudraient soi-disant effacer l’histoire ou empêcher des personnalités de s’exprimer. En réalité, de quoi parle-t-on? D’individus s’unissant pour dire à une personnalité, qui détient un pouvoir — politique, médiatique ou autre, qu’il a fait ou dit quelque chose de discriminant, par exemple, et qu’il faut que ça cesse.
En face, et pas seulement à droite, on défend la liberté d’expression ou on s’inquiète de ne plus rien pouvoir dire sans être cloué au pilori…
Lorsque, en face, les conservateurs s’érigent en défenseurs de la liberté d’expression, c’est en fait encore une affaire de pouvoir, qu’ils ont peur de perdre au profit de personnes moins privilégiées qu’eux. Ça a toujours été comme ça: la gauche cherche à gagner de nouveaux droits, les conservateurs à garder les choses comme elles sont. Ou comme elles étaient. D’où l’argument du «c’était mieux avant» ou du «on ne peut plus rien dire».
En Suisse romande, sur Twitter principalement, on observe des «trolls» anonymes, souvent d’extrême droite. Ils semblent très organisés…
Le phénomène a débuté lorsque les médias ont permis à leur lectorat de commenter leurs articles. Ces trolls ont tendance à harceler des personnalités de gauche, des féministes, des antiracistes. Ils agissent en groupe, très rapidement, et ça n’est pas facile à vivre pour l’individu visé. Il y a même des bots (ndlr: des robots) qui font ce travail. Quand à leur anonymat, il ne me surprend pas. Les membres du Ku Klux Klan aussi étaient anonymes! Le but de ces trolls, de ces bots et de ces fermes à trolls est de créer le chaos!
Quel est le profil type d’un troll d’extrême droite?
Ils sont souvent dépeints comme des individus qui vivent dans la cave de la maison de leur mère. Bien sûr, il y en a. Je n’ai pas mené l’enquête, mais sur la base de mes recherches plus générales, je dirais que ce sont des gens qui ont des moyens financiers, qui ont du temps et qui sont organisés. L’extrême droite forme ses trolls pour les faire gagner en efficacité. Mais les trolls parrainés par l'État, comme ceux de la Russie, constituent aussi un élément essentiel de l'écosystème des trolls.
Comment la gauche devrait-elle s’y prendre pour faire jeu égal avec la droite et l’extrême droite sur la toile?
Il faudrait d’abord savoir si elle en a envie! Au sein de la gauche radicale, les anarchistes, par exemple, préfèrent se concentrer sur le terrain, le sens de la communauté, le recrutement local. Ce qui ne pourrait pas être remplacé par une présence plus forte sur internet. En revanche, si une organisation décide qu’elle souhaite pouvoir atteindre des journalistes ou des personnes en charge des politiques publiques à l’échelle d’un pays, il va falloir qu’elle recrute des spécialistes des algorithmes, qui comprennent comment un contenu peut devenir viral, comment mettre en scène des histoires personnelles.