Crypto, NFT, métavers... Vous avez l'impression de ne pas être à la page? Rassurez-vous: moi non plus. Et pourtant, il va bien falloir suivre le mouvement, puisque des articles nous répètent presque quotidiennement que nous sommes à l'aube d'un monde nouveau, d'une vie parallèle.
Si le monde médiatique s'agite autant, c'est que des poids lourds de cette nouvelle économie ont amorcé le mouvement. En octobre, le créateur de Facebook en personne, Mark Zuckerberg, donnait une nouvelle dimension à ce projet en rebaptisant sa société Meta (du grec «au-delà»). Durant une heure, l'Américain a tressé les louanges de cette innovation «au-delà des contraintes des écrans, de la limite géographique et même de la présence physique».
Cet internet du futur n'est pas qu'un fantasme pour géants de la tech: marques de luxe, artistes ou encore promoteurs immobiliers anticipent un virage vers une nouvelle économie. Mardi, la création de la première école du métavers était annoncée à Paris. Et la Suisse n'est pas en reste, puisque la «SonntagsZeitung» nous apprend que notre pays serait «la Mecque du métavers», les écoles polytechniques de Lausanne et Zurich étant à la pointe mondiale du domaine.
«Le plus grand lancement d'Europe»
Dans ce contexte, peut-on vraiment ignorer un mail qui nous promet la première conférence de presse dans le métavers? «Ce sera une expérience comme vous n'en avez jamais vécue», me promet une marque de bière néerlandaise. Ce lancement («launch» dans le texte original, puisque ces nouveaux espaces sont colonisés par l'anglais) est «le plus grand d'Europe dans le métavers». Une invitation très exclusive, puisque proposée seulement à huit personnes dans toute la Suisse. Rendez-vous est donc fixé: ma première incursion dans le métavers a lieu ce jeudi 17 mars, 15h.
À cinq minute de l'heure fatidique, une interrogation: comment se rend-on dans le métavers, au juste? Un accès de panique vain, puisqu'il suffit tout simplement de cliquer sur un lien. Me voilà sauvé, mais aussi décontenancé. Tout a l'air beaucoup trop simple, et l'effet «wow» n'est pas vraiment présent. Lorsqu'une fenêtre s'ouvre sur un avatar à habiller, je me demande si je me prépare pour l'«internet du futur» ou si j'ai lancé par erreur les Sims dans sa première version, en l'an 2000.
Je me trouve confronté à un dilemme social avant même d'entrer dans le métavers: faut-il concevoir mon alter ego pixellisé fidèlement à mon image réelle? Ou devrais-je m'ajouter les 15 centimètres qui me manquent depuis toujours pour appartenir à la catégorie des grands? Pour la première option, c'est raté: pour une raison que l'on ignore, les personnages masculins doivent impérativement avoir une pilosité faciale. Me voilà donc aux portes du métavers armé d'une belle moustache. Mais pas le temps de tergiverser, puisque la conférence de presse va bientôt commencer.
Une parcelle à deux millions!
Avant cela, posons le contexte. Pour sa conférence de presse, la marque de bière — Heineken, pour ceux qui ne l'auraient pas encore compris — a misé sur Decentraland. La plateforme, créée par deux Argentins, est l'un des deux géants du secteur, face à son concurrent français The Sandbox (l'amour de l'anglais, toujours). «Univers de réalité virtuelle 3D décentralisée», selon la nomenclature officielle, Decentraland est un territoire de 90'601 parcelles sur environ 23 km².
La précision est importante, puisque comme pour les cryptomonnaies qui existent en un nombre limité d'exemplaires (21 millions de bitcoin par exemple), Decentraland n'est pas extensible. Ce qui provoque des dynamiques tout à fait similaires au monde réel, à commencer par la spéculation immobilière! Ainsi, lors de son lancement en 2017, la plateforme a mis en vente ses parcelles à 20 dollars l'unité. En fin d'année dernière, l'une d'entre elles a été vendue... plus de deux millions de dollars.
Il s'agit d'un terrain situé dans le «quartier de la mode» de Decentraland, ce qui témoigne de l'engouement des entreprises du secteur pour le métavers, explique le site spécialisé «Futura». Selon une enquête du cabinet Gartner parue récemment, un quart de la population mondiale passera au moins une heure par jour dans ce monde virtuel en 2026.
Comment habiller notre avatar?
Mais revenons en 2022. Me voilà entré dans le monde parallèle. Le premier défi est de maîtriser mon avatar. Pour l'instant, le métavers est un peu «Retour vers le futur», puisqu'il faut manifestement une souris pour pouvoir correctement gérer l'Adrien virtuel. Luttant avec mon «pad», je fonce maladroitement dans mes semblables sans respecter les normes sociales (heureusement qu'il n'y a pas de Covid dans le métavers) et le défilement des pixels a de quoi rendre le pilote épileptique.
Après quelques minutes à tenter d'apprivoiser ce nouvel univers, un message m'enjoint à grimper les étages du bâtiment Heineken pour la conférence de presse virtuelle. Il est temps d'amener l'Adrien moustachu version baron mexicain de la drogue pour découvrir le concept de la «bière virtuelle». Trop focalisé sur le métavers, je ne m'étais même pas interrogé sur le fond du concept: que va-t-on bien pouvoir me présenter?
Pas besoin de faire preuve de trop de patience. Dès les secondes initiales de la conférence de presse virtuelle et face à un parterre d'avatars de journalistes, une voix-off rompt le suspense: «Nous vous dévoilons la nouvelle Heineken Silver. Sans calorie, sans ingrédient caché et... sans bière.» Une bière virtuelle, donc. Traduction: rien, du vent, une opération de communication.
Brad Westenbrink, CEO de la marque, fait son apparition. «Je ne vous indique pas les toilettes ni les sorties de secours», plaisante l'avatar du Néerlandais dans un message enregistré où il explique qu'Heineken «amène sa compétence du brassage de bière dans le monde virtuel». Le maître-brasseur de la firme, Willem van Waesberghe, lui succède et dresse le profil de cette bière «brassée avec des millions de pixels, filtrée avec des megabytes ultra-rapides et passée par les meilleurs pare-feu». «Il n'y a pas plus innovant que de brasser de la bière dans le métavers. Si vous pouviez la boire, vous l'adoreriez!»
En réalité, le vrai spectacle ne se trouve pas sur la scène — même si un Thierry Henry virtuel moins réaliste que dans FIFA 2004 jongle avec une cannette de fausse bière en guise de conclusion — mais dans l'espace «commentaire» de ce métavers. Les journalistes fulminent. «C'est fini ou il y a quelque chose qui va commencer?» «Donc ils nous ont fait venir pour... ça?» «C'est la pire expérience virtuelle que je n'ai jamais eue!»
Nouveaux mondes, mêmes dynamiques
Notre expérience prend déjà fin, mais cette demi-heure a été riche en enseignements. Si «l'expérience utilisateur» n'est pas (encore?) folle, il est intéressant de constater que les dynamiques de ce monde nouveau sont en réalité les mêmes que dans notre société. Les marques, par exemple, s'empressent d'y transférer leurs dynamiques marketing — notre seule présence à cette conférence de presse virtuelle en atteste.
Le métavers a ainsi vécu récemment sa première... manifestation anticapitaliste. Des avatars fâchés ont protesté devant la boutique virtuelle de Samsung pour protester contre l'emprise des grandes entreprises sur les mondes numériques. Le collectif à l'origine de ce mouvement social a estimé que le métavers devait rester «libre et séparé des structures oppressives de notre propre vie quotidienne» et que l'utilisation de ces nouveaux espaces par «des acteurs corporatifs» n'était pas tolérable.
Ces nouveaux espaces peuvent-ils néanmoins nous sauver du réchauffement climatique? La solution du métavers avait été évoquée lors de la dernière conférence sur le climat, la fameuse COP26 de Glasgow, en novembre dernier. Pourquoi ne pas se rencontrer dans un univers virtuel plutôt que de déplacer tout le monde, souvent en avions privés, en Écosse? Là encore, il faudra sans doute déchanter: le remède pourrait bien être pire que le mal. Des chercheurs dénoncent «un fantasme technologique aux conséquences dramatiques pour l’environnement». Il y a donc encore beaucoup de travail pour que ce nouvel univers représente une solution aux problèmes du monde actuel. Attendons un peu avant de sabrer le champagne, fût-il virtuel.