Le débat de société tourne parfois à la guerre des tranchées. Caricaturons: une partie de la population veut combattre le racisme sous toutes ses formes et se battre pour l'égalité femmes-hommes ou pour l'écologie. En réaction, l'autre veut anéantir le «wokisme» et annihiler la «cancel culture» comme leurs dérives, incarnées par exemple par le déboulonnage de statues de personnalités liées à l'esclavage ou les controverses autour de propos jugés «pas OK» parce que racistes, misogynes ou homophobes.
En l’état, ce camp — qui dit défendre la liberté d'expression et s'opposer à la censure — est mieux armé. En Suisse romande, la majorité des éditorialistes tirent dans ce sens. Les avis minoritaires ont de fait un espace extrêmement réduit. Cause ou conséquence, peu de personnalités publiques osent défendre une ligne souvent raillée comme étant «bien-pensante». Mais Dominique Ziegler n'a pas eu peur de croiser le fer sur le plateau d'«Infrarouge» avec Claude-Inga Barbey à propos de l'humour, en marge du premier sketch polémique de la comédienne, jugé transphobe.
Metteur en scène et auteur à succès, ancien des squats, le Genevois de 51 ans aime se moquer des puissants et déconstruire les mécanismes du pouvoir. Fils de Jean, célèbre sociologue altermondialiste et ancien conseiller national, Dominique Ziegler signe régulièrement des chroniques dans «Le Courrier». Titre de la dernière en date: «Qui a peur du grand méchant 'wokisme'?» Pour Blick, média mainstream, cet emblématique représentant de la culture alternative développe son analyse — rythmée de fulgurances énervées et authentiques — d’une époque parfois comparée à Mai 68. De quoi élever le débat?
Plus un jour ne passe sans qu’on lise les mots «woke» ou «cancel culture» dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Qu’est-on en train de vivre?
Il y a une montée de l’extrême-droite extrêmement puissante et un désastre écologique planétaire. En parallèle, des consciences issues de la société civile s’élèvent contre les intérêts des puissants en militant notamment pour l’écologie, contre le sexisme ou contre le racisme. On assiste à un essor de ces causes essentielles, notamment grâce à Internet, qui a permis de contourner les médias dominants. Cela bouleverse et effraie les puissants qui ont créé des mots-valises à connotation péjorative passés dans le langage public, comme «cancel culture» ou «wokisme» pour discréditer ces mouvements et les mettre tous dans le même sac. Le problème, c’est que cette contre-offensive des classes dominantes pollue aujourd’hui tout le débat public.
Je vous sens en colère…
Je suis en colère contre les gens qui font une mainmise sur le concept de liberté d’expression alors que l’on parle de racisme, de sexisme, de transphobie ou d’homophobie. Les débats, télévisés ou non, réunissent ces mâles blancs quinquagénaires bien encartés dans les médias dominants, qui suivent la nouvelle doxa du «on ne peut plus rien dire à cause des minorités». Ce discours est extrêmement périlleux: ces gens qui nous balancent des fausses valeurs humanistes font le jeu de la pire des réactions, l’extrême droite. Je suis affligé qu’ils parlent au nom des artistes.
Ne sont-ils pas légitimes à vos yeux pour parler de leurs métiers médiatiques ou artistiques?
Il y a aussi des artistes, des humoristes, des clowns, ou des DJ parmi les gens qui se sont exprimés contre des contenus jugés racistes ou transphobes! Mais les dominants s’octroient une totale légitimité sur des notions vitales auxquelles toute personne normalement constituée adhère, comme la liberté d’expression, l’humour, etc. C’est une stratégie du pouvoir et des classes dominantes pour délégitimer les paroles des groupes minorisés.
C’est aussi simple que cela?
Oui. C’est une habitude depuis toujours chez les réactionnaires et les gens qui avancent masqués, en brandissant de grands principes. On est dans les masques théâtraux purs et durs. On est dans Molière. Ce sont des marquis. Molière disait: «L’hypocrisie est un vice privilégié, qui jouit en repos d’une impunité souveraine.»
Molière! Parlons-en: vous développez?
Molière, dont on va fêter les 400 ans de la naissance, est quelqu’un qui a fait le portrait des vices de son temps. Il s’est attaqué aux figures marquantes du pouvoir. Il a ébranlé des institutions minéralisées. Il était un déboulonneur de statues avant l’heure! Il s’en est pris par exemple au patriarcat dans «L’école des femmes». Il a dénoncé avec virulence le système misogyne de son époque, la bassesse des gens de cour, l’hypocrisie des faux dévots, ou encore la fascination pour l’argent.
Avec Desproges ou Coluche, il est pris en exemple par vos adversaires politiques. Ces humoristes pourraient-ils vraiment encore faire leur boulot aujourd’hui?
Evidemment! Il y a actuellement une tentative de récupération de Molière, comme il y a une tentative de récupération de l’humour ou de la liberté d’expression. Il y a des gens comme Richard Malka, avocat de Clearstream, de Dominique Strauss-Kahn et de «Charlie Hebdo», qui disent qu’il écrirait aujourd’hui dans ce qu’est devenu «Charlie Hebdo», un journal néoconservateur anti-groupes minorisés, anti-islam, proche du pouvoir. Ce qui serait inconcevable. Molière raillait les forts contre les faibles. Il serait plus pertinent que jamais à notre époque.
Que dire de Coluche et Desproges?
De son temps, Coluche était constamment attaqué par le camp bourgeois et les réactionnaires. Ce sont les mêmes qui disent maintenant des choses comme «s’il était encore là, il ne pourrait plus rien dire». Il y a une phrase simple et essentielle de Coluche qui résume tout: «L’humour a toujours été contre le pouvoir, quel que soit le régime.»
Vous parlez du rôle joué par les médias face aux minorités, mais les médias parlent aussi des questions antiracistes et féministes!
Oui. Mais pour ça, il faut qu’il y ait de gros chocs comme les histoires de George Floyd ou de Harvey Weinstein pour qu’enfin les choses éclatent. Et dès qu’on touche au combat quotidien, que certains appellent avec mépris des microcombats, il y a une tentative de poser une chape de plomb sur les revendications. On le voit dans les débats, dans les éditoriaux de quotidiens comme la «Tribune de Genève»: on parle de «cancel culture» et de lynchage. Et ça marche.
C’est-à-dire?
Les concepts de «cancel culture» et de «wokisme» véhiculent tout un prêt-à-penser conçu par l’ultra-droite américaine et par les réacs français. Malheureusement, ça s’est répandu et on retrouve ce prêt-à-penser, avec ses phrases toutes faites, un peu partout. Il n’y a plus une interview d’artiste ou de politicien sans au moins une question orientée sur ces thèmes. Parfois la réponse ne correspond pas à celle qu’espère le journaliste, d’ailleurs. Jodie Foster a répondu clairement dans «Télérama»: «On voit bien que l’indignation devant la 'cancel culture' tourne au pire conservatisme, à la droite de la droite.» Des gens éclairés arrivent à déjouer ces pièges.
Aujourd’hui, n’est-ce pas un peu facile — ou simplement bon pour les affaires… — d’adopter le discours du politiquement correct tout en dénonçant tout propos contraire comme étant d’extrême droite?
Ce terme de «politiquement correct» ne veut rien dire. Il y a des réalités factuelles, des gens qui sont stigmatisés à cause de leur origine ethnique, de leur genre ou de leur sexualité. Il y a des inégalités géopolitiques, des inégalités économiques, qui ne sont toujours pas résolues. Il suffit d’ouvrir les yeux. On ne vit pas dans la quatrième dimension.
On entend pourtant que votre positionnement politique est à la mode…
Tout ce que je peux vous dire c’est que ça ne m’a valu que des ennuis. J’ai reçu des lettres et des mails d’insultes, une partie du milieu culturel m’a tourné le dos, donc en termes de mode, on a vu mieux! Essayer de déconstruire le subterfuge de la réaction met celui qui s’y risque en porte-à-faux avec ses amis et génère une hostilité assez importante. Il y a surtout des coups à prendre.
Vous parlez de la violence que vous avez subie. Mais les personnes qui se retrouvent sous le feu des critiques à travers les réseaux sociaux en subissent aussi. Après le débat d'«Infrarouge» sur la première affaire Claude-Inga Barbey, celle-ci à quand même dû sortir sous escorte policière…
Je ne veux plus me focaliser sur ce débat semi-foireux. Il y avait une critique de contenu à faire. Elle a eu du mal à passer. Maintenant, la violence des réseaux sociaux est une réalité qui touche tous les bords idéologiques. Si Madame Barbey a subi des attaques de ce type sur les réseaux, il faut les condamner fermement. Elle a droit au respect de sa personne. En ce qui concerne cette histoire d’escorte policière, j’étais à la même soirée, et je n’ai vu qu’un rassemblement pacifique, en face de la RTS, d’une trentaine de jeunes queer, avec quelques bières et un sound system, alors que les médias nous ont donnés à croire que c’était le siège de Sarajevo! Cela montre bien comment certains médias dominants font gonfler artificiellement des événements pour discréditer des causes.
Les tenants du «on ne peut plus rien dire» — comme vous dites — agitent pourtant leur peur à eux d’être censurés. A vous entendre, on pourrait se demander qui veut en réalité censurer qui…
Absolument! Comme disait une personne concernée: «Vous ne pouvez plus rien dire, mais c’est fou ce qu’on vous entend!» Il suffit d’écouter n’importe quelle radio ou télé pour comprendre quel est le vrai climat idéologique et qui tient les rênes. La parole réactionnaire a infusé très au-delà de sa sphère naturelle. La propagande bat son plein dans la majorité des médias, avec notamment des éditorialistes comme Philippe Val…
Vous avez une dent contre Philippe Val?
Il est l’un des leaders des néoréactionnaires en francophonie. Mona Chollet, dans «Les éditocrates», ou Pascal Bonniface, dans «Les intellectuels faussaires», l’ont très bien démontré. Philippe Val est quand même allé témoigner son soutien à «Valeurs Actuelles» après que ce journal d’ultra-droite avait grimé Danielle Obono, députée de la France insoumise à l’Assemblée nationale, en esclave enchaînée. Il a défendu ça au nom de la liberté d’expression!
Il a pourtant été directeur de «Charlie Hebdo» ou de France Inter, qui ne sont pas réputés de droite...
Philippe Val a transformé Charlie Hebdo, journal anarcho-déconneur, en canard néoconservateur, comme l’explique très bien le journaliste Denis Robert dans «Mohicans». Tout ça en se construisant un personnage factice d’homme de culture épris de philosophie, d’où son surnom de «Spinoza 4 fromages»! Philippe Val parle de droit à l’humour alors qu’il a lui-même viré des humoristes, lorsqu’il était directeur de France Inter, parce qu’ils critiquaient des politiciens puissants dont son ami Nicolas Sarkozy! On voit bien que ce sont les exécutants du pouvoir qui censurent, pas les groupes minorisés.
Pensez-vous que le débat est chaque jour un peu plus tendu?
Oui, parce que les mâles blancs de cinquante ans et plus ont peur de perdre leurs privilèges. Et ils ne comprennent pas ce qui se passe. Certains de ces types qui se prétendent de gauche font le jeu de la droite dure, parfois de bonne foi. Ils disent tous avoir milité, avoir été féministes, avoir été à l’avant-garde, antiracistes. Mais ils ne supportent que les groupes racisés ou sexisés s’expriment. Ils veulent garder la parole. C’est pour ça aussi que j’ai hésité à répondre à cette interview: on entend trop rarement les groupes minorisés. La seule légitimité que je m’octroie dans ce débat est d’être fermement attaché à l’art, à la liberté d’expression. Je refuse qu’on les pervertisse.
Dans l’une de vos chroniques dans «Le Courrier», vous demandez «qui a peur du grand méchant 'wokisme'». Alors, c’est qui?
Le front commun est éclectique. Si le gros des troupes émane, sans surprise, des rangs de l’extrême droite, on trouve aussi nombre de gens outrés au sein de la droite libérale classique et de la «gauche» sociale-démocrate, voire dans certaines sphères des milieux culturels. Le point commun de ces gens? Ils sont angoissés par le changement de paradigme qui est en cours. Il faut dire qu’avec le rouleau-compresseur médiatique quotidien et à sens unique sur ces thèmes, il est difficile pour beaucoup de monde de ne pas se faire embarquer dans ces peurs irréalistes.
Dans ce texte, vous analysez différentes tactiques des classes dominantes face aux luttes d’émancipation. Comment s’y prennent-elles selon vous?
Elles s’approprient une parole soi-disant progressiste et se posent en victimes tout en donnant le ton dans le débat public et les médias. Il y a une disparité des forces évidentes, qu’on nous présente exactement à l’inverse. Elles jouent aussi avec le lexique de la transgression et de la rébellion, un peu comme les faux punks de MTV dans les années 80, tout en ayant comme objectif de défendre l’ordre hiérarchique de la société.
Dans ce débat, on ne sait plus qui sont les offensés… Tout le monde se renvoie la balle.
Oui, les réactionnaires parlent d’une «génération offensée», expression inventée par l’essayiste française Caroline Fourest. Mais, en réalité, ce sont eux qui prennent constamment la posture de la victime offensée. Ça leur permet d’éviter de débattre sur les questions de fond.
La gauche s’entre-déchire sur ces sujets. Pour certains, la lutte des classes doit primer parce qu’après tout un homme noir riche sera toujours plus à l’aise à la fin du mois qu’un homme blanc pauvre. Ce n’est pas si bête, non?
Cet argument ne vient pas de la gauche, mais de l’extrême droite américaine, de Steve Banon et du Tea Party, pour anéantir la critique du racisme structurel. Il a été malheureusement repris par des gens dits de gauche par la suite. C’est évidemment absurde. Tout est lié. C’est pour ça que la dimension intersectionnelle de l’analyse est vitale.
La dimension intersectionnelle?
Bell Hooks et Angela Davis, entre autres, nous invitent à voir comment les personnes sont opprimées. C’est-à-dire via la race, la classe et le genre. N’oublions pas que pour que le capitalisme grandisse et que l’Occident soit ce qu’il est aujourd’hui, il a fallu qu’il s’appuie sur l’esclavage et la légitimation de la question de race. Aujourd’hui encore, on a beaucoup plus de risques de se faire tabasser si on est issu d’un groupe ethnique minorisé ou à cause d’un genre qui déplaît. Toutes les luttes doivent converger.
L’humour est souvent au centre du débat. De quoi peut-on encore rire?
On l’a mis artificiellement au centre du débat, mais l’immense majorité de ceux qui le pratiquent le font sans problème. La moitié de mes pièces sont déconnantes et sarcastiques, c’est aussi mon métier. Il y a plein de gens qui font un humour trash sans limite de bon goût pour le plus grand plaisir des gens. Il faut simplement faire preuve de bon sens, ne pas s’attaquer à l’essence des personnes. Nous avons une responsabilité. Parce qu’il est, en réalité, très difficile pour les dominés de déposer des plaintes, d’aller au front. L’humoriste trans Océan dit qu’on doit rire avec les gens et pas contre eux. Le dialogue commence par là.
Justement, comment rétablir le dialogue?
En sortant du prêt-à-penser. En regardant les rapports de force sans se voiler la face. En créant les conditions d’un vrai débat. De quoi on parle? De quelles luttes? Quel est le contexte? Quels pouvoirs et contre-pouvoirs sont représentés? Quelle société veut-on atteindre ensemble? Et il va aussi falloir arrêter de tout mélanger.
Qui mélange tout?
Il y a une confusion — volontaire ou non — dans l’argumentaire des soi-disant défenseurs de la liberté d’expression. Ils mettent sur le même plan la violence des conservateurs trumpistes qui bannissent le roman graphique «Maus» d’Art Spiegelmann (Prix Pulitzer 1992 qui parle de la Shoah et montre de la nudité, ndlr.) des écoles dans le sud des Etats-Unis et les revendications des antiracistes, antisexistes, etc. C’est aberrant. Mais la confusion est aussi une arme politique. Pour revenir à votre question, pour rétablir le dialogue, il faut aussi savoir écouter. Ces débats sur le racisme ou le sexisme ne sont pas nouveaux. Depuis toujours, il y a les dominants d’un côté — qui font la sourde oreille — et les dominés de l’autre. Quand on a eu la chance dans sa vie de ne pas avoir subi le racisme ou d’autres discriminations, il faut avoir la décence d’être à l’écoute.