Entretien avec Susanne Schröter
«L'islamisme va aussi se renforcer en Europe»

Susanne Schröter est spécialiste reconnue de l'islam en Allemagne, directrice du Centre de recherche de Frankfort sur l'islam. Elle évoque les récents attentats à Kaboul, ce qui motive les talibans et ce que le peuple afghan peut désormais attendre.
Publié: 30.08.2021 à 06:06 heures
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Dernière mise à jour: 30.08.2021 à 09:24 heures
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La victoire des talibans aura des conséquences pour l'Europe, dit l'experte Susanne Schröter: "Je crains que l'islamisme ne se renforce ici aussi. Nous le remarquons déjà sur les médias sociaux."
Photo: Katrin Binner/laif
Rebecca Wyss (Interview), Alexandre Cudré (adaptation)

Dernièrement, l’État islamique (EI) a répandu la terreur via un double attentant aux portes de l’aéroport de Kaboul. Pourquoi à cet endroit?
Susanne Schröter:
Ces attaques de l’EI étaient dirigées contre les talibans. Cela expose la faiblesse de leur pouvoir au monde entier et montre qu’ils ne peuvent pas assurer la paix dans le pays. Avant même le retrait des troupes américaines, cela pourrait être le signe d’une future guerre civile en Afghanistan, entre les talibans et l’EI.

Quelle est la différence entre les talibans et l’EI ou Al-Qaïda?
La différence principale est que l’EI et Al-Quaïda sont transnationaux, ils veulent étendre leur islamisme au monde entier. Les talibans ne s'intéressent qu’à l’Afghanistan. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont ennemis.

Que désirent les talibans?
Les talibans sont des islamistes classiques. Ils se battent au nom d’une théocratie islamique. Nous avons vu à quoi cela ressemblait lorsqu’ils étaient au pouvoir, entre 1996 et 2001, c’était une dictature sinistre. Comme tous les islamistes, ils ont appliqué la loi islamique, la charia. Rigoureusement.

Qu’est-ce que cela signifiait pratiquement pour les citoyens afghans?
Les femmes étaient particulièrement visées. Aux yeux des talibans, elles mettent en danger l’ordre social et poussent les hommes au péché. Elles devaient rester à la maison et ne pouvaient sortir qu’en compagnie d’un membre de la famille masculin. Elles étaient obligées de porter la burqa et n’avaient pas le droit d’aller à l’école ou de travailler. Même leur voix était considérée comme blasphématoire, tout comme le bruit de leurs pas, raisons pour lesquelles elles devaient porter des chaussures qui ne faisaient pas de bruit et garder le silence. Celles qui violaient la charia pouvaient s’attendre à des châtiments corporels sévères qui allaient jusqu’à la flagellation voire l’amputation d’un membre. Ou alors la peine de mort, parfois par lapidation.

En Occident, nous les connaissons depuis les années 1990. Mais leur idéologie est bien plus ancienne, n’est-ce pas?
Elle tire sa source du mouvement Doebandi, qui vient d’Inde. Cette mouvance date du 19e siècle et était à l’origine composée d’opposants à la colonisation britannique. Des mouvements rebelles ont essayé de s’opposer au pouvoir de Londres via la religion. Ce mouvement d’abord anti-colonial a ensuite évolué et s’est par exemple opposé au Soufisme, un courant plus pacifique de l’islam.

Comment les talibans s’intègrent-ils dans l’ensemble du mouvement islamiste?
Ils se sont intégrés à l’islam politique et l’islamisme tel qu’il est apparu à la fin du 19e siècle. L’effondrement de l’Empire ottoman et la présence des Européens en tant que nouvelle superpuissance ont plongé le monde islamique dans la crise. Les théologiens islamiques du monde entier se sont soudain demandé pourquoi Dieu les avait abandonnés. La réponse fut assez vite trouvée: ce n’était pas la faute de Dieu, mais celle des croyants. Ils avaient été punis pour s’être écartés du vrai chemin menant à lui. Cette idéologie s’est construite autour de l’idée de se soumettre plus rigoureusement à ses commandements.

Comment les talibans que nous connaissons aujourd’hui se sont-ils construits?
L’occupation soviétique de l’Afghanistan, entre 1979 et 1989, l’explique. La population civile a énormément souffert et les talibans lui ont promis la paix. Ils ont déclaré le djihad, la guerre sainte, contre les Russes. Une bonne partie de leurs guerriers a alors été recrutée dans les écoles coraniques, d’où le nom, qui provient de «talib», l’étudiant, en arabe.

Pourquoi la population civile semble-t-elle aussi docile après leur prise de pouvoir?
La majorité de la population est rurale et non éduquée. Les gens écoutent leur imam ou leur chef de village. La vision des droits de l’homme que les Occidentaux ont essayé d’établir est perçue comme du blasphème pour de nombreux Afghans. Par exemple, il est considéré comme contraire aux règles de l’islam qu'une femme s’oppose à son mari. Il est courant que les filles soient mariées à la puberté. Les talibans ne sortent pas de nulle part. Ils s’arriment à ces traditions et rétablissent l’ordre ancien. Ce n’est pas tout…

C’est-à-dire?
Il s’agit d’une idée ancrée dans la tradition afghane: le sol du pays ne doit pas et ne peut pas être occupé par une présence étrangère. Les Britanniques, les Russes, les Américains… tous ont échoué. La population les a toujours regardés de travers et perçus comme des occupants. En retour, les troupes occidentales étaient sur la défensive, ce qui a conduit à des violations des droits de l’homme. Les militaires américains avaient toujours peur des attaques. Ils ont même ouvert le feu lors de mariages car ils soupçonnaient la présence de terroristes.

Les mêmes talibans affirment aujourd’hui vouloir respecter les droits des femmes. C’est du bluff?
Une stratégie de relation publique, disons. De la communication. Ils disent aussi vouloir respecter la charia. Ils ont besoin des femmes car les hommes ne sont pas autorisés à avoir des contacts avec les femmes étrangères. Il leur faudra des enseignantes pour les filles, des femmes médecins et des infirmières. Ils ont même annoncé vouloir engager des policières.

Ah oui? Je trouve cela surprenant…
Pas moi. Connaissez-vous la Brigade Al-Khansaa?

Non.
Il s’agit de la brigade de police féminine de l’Etat islamique. Depuis 2014, elles arrêtent des femmes en Syrie et en Irak pour les torturer dans les prisons des polices locales. De nombreuses femmes de cette brigade sont des converties occidentales.

La situation des femmes en Afghanistan en ce moment est-elle déjà si terrible?
Elle est catastrophique. Les femmes craignent pour leur vie. Beaucoup se cachent ou sont déjà à l’étranger. Pour celles qui occupent des fonctions publiques, la situation a déjà empiré. Zarifa Ghafari, la seule femme maire du pays, courait un grand risque et a fui en Allemagne. Avant cela, il lui avait fallu un an pour entrer dans son bureau car un groupe d’hommes armés lui en refusait l’accès. Il y a eu plusieurs attaques contre elle.

Ghafari appartient à une élite. Qu’en est-il des autres femmes du quotidien?
La majorité des femmes afghanes sont favorables à l’ordre patriarcal traditionnel. C’est ce que j’ai appris lors de mes entretiens avec des femmes et des jeunes filles du pays. Pour elles, une femme est avant tout comme une pierre précieuse, qui doit être protégée. Cela serait perçu comme du paternalisme ici, pas pour elles.

Ces femmes sont-elles heureuses?
Non. Beaucoup de jeunes femmes, en particulier, souffrent parce qu’elles sont sous la coupe de leur mari et de leur belle-mère. Les femmes âgées qui ont donné naissance à de nombreux fils bénéficient de ce système. Si elles gardent une relation étroite avec leur fils, leurs belles-filles travaillent pour elles. En Occident, c’est plutôt l’inverse. Lorsqu’une femme vieillit, elle perd en statut. Toutes les femmes afghanes ne veulent pas venir en Europe pour échapper à l’oppression, c’est une image déformée.

Qu’attend-on exactement d'une jeune fille afghane?
Soumission, pudeur et le souci constant de son honneur. Lorsqu’elle atteint la puberté, tout le monde s’agite car le moindre regard de travers d’un inconnu peut menacer l’honneur de sa famille. La plupart du temps, les femmes sont mariées au sein de la famille. La violence de nombreux hommes constitue un problème majeur. Une sourate du Coran dit que Dieu exige que les femmes soient obéissantes aux hommes. Si elles ne le font pas, elles peuvent être battues.

Qu’est-ce que la présence occidentale a permis de réaliser pour les femmes afghanes?
L’éducation. Il y a maintenant des femmes très instruites en Afghanistan. Que font ces filles et ces femmes maintenant? Les talibans ne géreront que les écoles religieuses.

Des fonds d’aide au développement d’un montant de près de 500 millions de francs ont afflué de la Suisse vers le pays. Sans compter les autres pays occidentaux. Tout ça pour rien?
La question a-t-elle vraiment été posée quelque part? La création d’un État national, l’exportation des valeurs occidentales, de la démocratie, des droits de l’homme… tout cela a échoué. En même temps, personne n’avait demandé aux Afghans ce qu’ils voulaient en premier lieu.

Quelles conséquences la victoire des talibans pourrait-elle avoir pour nous en Europe?
Je crains que l’islamisme ne se renforce également ici. On le remarque déjà sur les réseaux sociaux.

En Suisse, un ancien imam du canton de Zurich s’est réjoui sur Facebook que le peuple afghan démolisse l’héritage des vaincus, tout comme un groupe religieux basé à Genève s’est réjoui de la victoire des talibans…
Même les grandes organisations islamiques se réjouissent. «Regardez: l’islam est victorieux.» Cela ne m’étonnerait pas que les groupes islamistes en Europe se voient pousser des ailes, même l’EI ou Al-Quaïda.

Que doit faire l’Occident, maintenant?
Il doit panser ses plaies et assumer impitoyablement toutes ses erreurs.

Les discussions vont bon train pour savoir s’il faut continuer de soutenir le nouveau régime en Afghanistan. La Suisse veut y poursuivre son aide au développement. Est-ce la bonne façon de procéder?
Le peuple afghan peut-il être financièrement soutenu par ce système?

Qu’est-ce que vous en dites?
Je ne le pense pas.

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