Les autocollants Blick sur mon ordinateur m’ont trahi sur la terrasse du Gruyérien, «lounge-pizzeria-chalet» du centre historique de Bulle, ville fribourgeoise de près de 25’000 âmes. «Il n’y a plus la femme aux seins nus dans votre journal en Suisse alémanique… C’est dommage, il y en avait des jolies», me lance la femme de la table d’en face, visiblement en réunion de famille. Ça cause de couples «normaux». Entendez: hétéros.
Non loin, il y en a quelques-uns, des torses dénudés. Des torses de femmes, d’hommes, de personnes trans ou non binaires. Ça défile, ça se défoule parmi les quelque 10'000 personnes venues en Gruyère célébrer la Pride. Le char de la LOS (organisation suisse des lesbiennes) parfume l’atmosphère des plus beaux hymnes homos.
Entre le mythique «Born This Way» de Lady Gaga et les chants queers, féministes et anticapitalistes, un peu plus loin, les pieds dans la mousse comme tout le monde, un groupe d’une trentaine de personnes transpirent sous des regards étonnés, des combinaisons en latex, des masques de chiots ou des pantalons en cuir.
«Les fétichistes du cuir souffrent d’une mauvaise image»
Mais commençons par le début, deux heures plus tôt. Ça devient une habitude: la marche des fiertés ne commence pas à l’heure prévue. Un gendarme filme les gens qui attendent en musique. «Je fais du renseignement policier, ça peut servir en cas de débordements.»
Un autre homme ne passe pas inaperçu. Werner est Mister Leather Switzerland, comme l’indique son écharpe — en cuir, c’est évident — et un tatouage sur son bras gauche.
Je l’approche. «Avec les fétichistes, je suis là pour montrer ma fierté, et pour combattre la mauvaise image que le cuir peut renvoyer, me confie le Bernois. On fait peur parce que les gens croient que nous sommes tous des sadomasochistes violents.»
Ce n’est pas le cas? «Ça existe, bien sûr, mais il y a beaucoup de personnalités et de sexualités différentes dans notre communauté, comme dans les autres.» Quelque chose lui brise le cœur: certaines personnes de la communauté arc-en-ciel ne voient pas leur présence d’un bon œil, elle desservirait la cause. Une déception entendue plusieurs fois ce samedi.
«Je monte aussi des garçons, rassure-toi!»
«Lors des émeutes de Stonewall à New York (ndlr, des événements que les prides commémorent), les fétichistes du cuir étaient au front, tout devant, lançaient des cailloux sur les policiers homophobes pour protéger les autres», rappelle celui qui «ne monte pas que des motos, mais aussi des garçons, rassure-toi!». Son rire ne couvrira pas les grosses notes de techno. Sur son poing droit, quatre lettres: F-U-C-K. Sa main gauche complète: H-A-R-D.
«Aujourd’hui encore pour garder nos droits, ceux de toutes les personnes LGBTQIA +, en ces temps troublés.» Dans la vie de tous les jours, il porte toujours au moins un habit de cuir: un pantalon ou un jockstrap. Ce sous-vêtement qui laisse apparaître les fesses. «C’est agréable sur la peau et, bien sûr, ça m’excite.» Feu départ! Le cortège démarre.
Les drapeaux de l’association fétichiste GearPoint, basée à Bâle, peuvent flotter. Michi a été Mister Rubber Switzerland en 2017 et Mister Rubber Europe 2018. «Mon but est de donner une visibilité positive à notre communauté. Dans ma combinaison en latex, je montre mon visage parce que ce n’est pas facile pour tout le monde. Certains fétichistes subissent une double discrimination: parce qu’ils sont homos et parce qu’ils ont un kink (ndlr: une «perversion sexuelle», en argot, utilisé ici dans un sens positif). Dans la société, ce n’est pas toujours bien reçu.»
Un sac de couchage militaire dans un camping-car, et…
Sa première expérience avec sa matière préférée a eu lieu dans un camping-car. «J’étais payé pour y faire le ménage. À l'intérieur, il y avait une housse de sac de couchage militaire, faite dans une matière ressemblant au rubber. Je l'ai touchée. Puis, j’ai été obligé de la toucher plusieurs fois. J’ai compris qu’en fait, j’avais toujours aimé cette matière.» Parmi d’autres choses. «J’aime les uniformes, les militaires, le cuir! Mais je dois te préciser un truc: certaines personnes de cette communauté ne sont pas excitées sexuellement par ces trucs; ça peut être une attirance sociale, aussi.»
Il pointe vers Kay. Un autre ambassadeur: Mister Puppy Switzerland 2017. Puppy, pour chiot. D’où son masque. On parle ici de puppy-play: un jeu de rôle social, parfois sexuel, pas forcément BDSM. En gros, ses adeptes vivent en «meute», aime les papouilles. Il y a des maîtres et des fidèles compagnons, qui répondent. Mais les fidèles compagnons peuvent aussi être des maîtres. Vous suivez?
Baloo veut une caresse sur la tête
«Je vis avec mon maître et j’ai quatre puppies! On est une sorte de famille choisie. C’est important de défiler, de se montrer: il y a des humains derrière nos masques.» Baloo, son chiot, vient me demander une caresse sur la tête avec des yeux de biches.
Vanessa La Wasch n’est pas en drag-queen, aujourd’hui. «Je suis aussi fétichiste du cuir, j’aime bien le puppy-play aussi. Dans la communauté arc-en-ciel, certaines personnes trouvent que nous respirons trop le sexe. On est kinky, désolé!» La Bernoise a trouvé sa place ici. «Regarde mon corps. Dans une boîte homosexuelle lambda, je suis moins accepté. La communauté fétichiste est très inclusive, je m’y sens bien!» Ça sera une belle chute pour mon article. La terrasse du Gruyérien me fait un clin d'œil aguicheur.