Au lendemain de l’attaque russe contre l’Ukraine, les pays occidentaux ont édicté les plus dures sanctions que l’on ait vues, contre des milliers d’entreprises et d’individus russes. C’était le test grandeur nature d’une nouvelle façon occidentale de faire la guerre, explique «The Economist», qui y consacre son dossier: «une façon asymétrique et bon marché de confronter les dictatures.»
Les sanctions échouent au test de la réalité
Couper un pays du système global devait être une arme aussi puissante que radicale. Cela devait être la nouvelle doctrine de puissance occidentale, souligne l’hebdomadaire britannique.
De grands espoirs reposaient sur cette guerre asymétrique de sanctions, qui devait mettre l’agresseur à genoux, paralyser son économie, couler sa monnaie, le forcer à cesser la guerre et signaler au reste monde que l’hégémonie des démocraties libérales était intacte. Y compris face à la Chine. «Mais de manière inquiétante, jusqu’ici la guerre des sanctions ne se passe pas comme prévu», relève «The Economist».
Le constat de «The Economist»: «Il s’avère que l’arme des sanctions comporte des faiblesses».
On peut choisir ses mots, mais le constat est celui d’un échec: la Russie a trouvé d’autres voies d’approvisionnement, notamment auprès de la Chine, et exporte vers l’Est, opérant un «pivot asiatique». Le pays génère les excédents de compte courant les plus élevés après la Chine grâce à ses ventes de pétrole et gaz.
Fin juin, sa monnaie (le rouble) est devenue la plus performante du monde, atteignant son plus haut niveau face au dollar depuis 7 ans. Son PIB rétrécira de 6% en 2022 selon le FMI, mais pas de 15% comme prévu en mars. Les analystes de Wall Street avaient prévu un effondrement de la Russie.
En mars, rappelle «Business Insider», JP Morgan avait prédit que le PIB russe chuterait de 35% au 2ème trimestre. Pour Goldman Sachs, l’économie du pays devait connaître sa plus forte contraction depuis l’implosion de l’URSS. Mais de janvier à juin, le recul n’a été que de 4% sur un an, grâce à des exportations plus élevées que prévu, notamment vers l’Inde.
Evolution trimestrielle du PIB réel russe
En outre, selon un reportage réalisé par «RFI» en Russie, «certains ont déjà trouvé comment parfois contourner le rideau de fer bancaire.» Une femme d’affaires russe, qui aime commander sur Amazon et tenait à retrouver sa Mastercard, indique être passée par la Banque nationale du Kirghizistan, qui dispose d’une antenne à Moscou, ce qui lui a permis d’éviter les restrictions.
Une amatrice de jeux vidéos en ligne russe témoigne qu’elle a trouvé la solution «en deux clics sur Internet» en ouvrant un compte en monnaie du Kazakhstan. Seul désavantage, les commissions de transfert élevées, mais qui ne découragent pas les resquilleurs.
Le talon d’Achille des sanctions
Qu’est-ce qui a mal tourné? L’embargo n’a pourtant pas lésiné sur les moyens pour paralyser l’un des plus gros exportateurs d’énergie, de produits agricoles et d’autres matières premières. Les sanctions auraient dû frapper très fort.
Gel des réserves de devises russes, exclusion des banques russes du système financier global, arrêt de l’achat de pétrole russe par les Américains, embargo européen, interdiction aux entreprises russes d’acheter des composants essentiels tels que moteurs ou puces électroniques. Des oligarques et politiciens sont interdits d’entrée à l’Ouest et leurs avoirs et yachts sont confisqués. Le dispositif était sans faille.
Une crise de liquidités devait se produire en Russie, et entraver le financement de la guerre en Ukraine. Cela aurait dû bloquer les capacités de production russes et dissuader le Kremlin de toute entreprise guerrière de cette sorte à l’avenir. Et dans le même temps, décourager d’autres pays qui auraient des intentions similaires. Ainsi, on faisait d’une pierre dix coups.
La stratégie était extrêmement bien ficelée. Sauf pour un «détail»: il fallait qu’une majorité de pays joue le jeu. C’est là que le bât blesse. «La plus grande faiblesse des sanctions, constate «The Economist», est que plus d’une centaine de pays, qui représentent 40% du PIB mondial, n’ont pas suivi les Etats-Unis et l’Europe, et n’imposent pas d’embargo (partiel ou complet) à la Russie […] La plupart des pays n’ont pas le désir de mettre en œuvre la politique occidentale.»
Et cela, il faut le dire, c’est la mauvaise surprise. Des pays aussi importants que la Chine, l’Inde, la Turquie, le Brésil, l’Arabie saoudite, font tout l’inverse, poursuivant leur coopération avec la Russie. Depuis Dubaï, on peut s’envoler sept fois par jour pour Moscou. La dure réalité, c’est le levier insuffisant qu’ont eu les démocraties occidentales sur le reste du monde.
Une perte d’influence
Il y a quelques années, le monde aurait-il osé ignorer les sanctions occidentales? Les USA et l’Europe ont misé sur leur contrôle indiscutable des circuits financiers et technologiques mondiaux, qui sont au cœur de l’économie du 21ème siècle.
Mais ce qui ressort clairement, est que le monde dispose d’alternatives à ces circuits. Sans ces sanctions, on ne l’aurait pas su. La guerre russe contre l’Ukraine a mené l’Occident à abattre ses cartes. Et à exposer sa vulnérabilité. On sait à présent que le rapport de forces a changé.
Qu’un régime de sanctions maximal des pays occidentaux ne suffit pas à paralyser la 11ème économie du monde (la Russie). Qu’il existe des débouchés ailleurs, que le monde arrive à s’organiser autrement, qu’on peut générer de la croissance ailleurs. Que la Chine offre une alternative crédible, ce qui dispense de nombreux pays de l’obligation de s’aligner sur les intérêts occidentaux.
La Chine hors d’atteinte?
On le voit, l’échec des sanctions a d’importantes implications, qui vont bien au-delà de la Russie: il ne sera pas réaliste de répéter cette stratégie contre l’adversaire plus redoutable qu’est la Chine, selon The Economist: «Il faudra d’autant plus renoncer à toute illusion de pouvoir confronter la Chine – une autocratie encore plus grande – par le biais de sanctions».
En effet. Imaginons une seconde que la Chine envahisse Taïwan. L’Occident pourrait édicter le même type de sanctions, saisir les réserves chinoises de devises (qui atteignent 3000 milliards) et couper les banques de l’Empire du milieu du système financier global. Que se passerait-il? On le sait désormais. L’économie chinoise ne s’effondrerait pas, le renminbi non plus.
En revanche, Pékin pourrait rétorquer en stoppant toute exportation vers l’Ouest de produits électroniques, de batteries, de métaux rares, de principes actifs médicaux, avec des conséquences désastreuses.
A moins que l’Ouest ne soit entretemps parvenu à s’autonomiser dans tous ces secteurs. Cela nécessite de très gros investissements, et suivant le type de ressources, trouver des substitutions sera impossible.
Les sanctions de l’Occident contre la Chine seraient-elles suivies par le reste du monde? Encore moins que celles contre la Russie, car davantage de pays dépendent de la Chine que des Etats-Unis comme premier partenaire commercial. Une fois que l’on a dit ça, on a tout dit.
Effet boomerang non anticipé
Mais le constat le plus pressant est le prix exorbitant que l’Occident doit payer pour punir ses ennemis. Difficile d’échapper au sentiment d’auto-punition face au coût démesuré que supporte l’Europe, où se profile en ce moment-même une crise énergétique sans précédent, des annonces de pénuries d’électricité pour cet hiver, des flambées de prix et une récession économique.
Ainsi, le postulat de base a-t-il été faux. Au lieu d’être indolores pour l’Ouest et fatales pour la Russie, comme initialement prévu, les sanctions s’avèrent au moins aussi punitives pour l’Europe. L’asymétrie est même inversée. «La Russie pourrait se permettre de cesser toute exportation de gaz vers l’Europe pendant une année sans conséquences majeures pour son économie», écrit Liam Peach, analyste chez Capital Economics, dans une note citée par «Bloomberg» ce 25 août.
«Tant que les prix du pétrole et les exportations restent à ces niveaux élevés, l’excédent de la balance courante de la Russie lui permettrait de tenir sans exporter vers son principal marché du gaz». A l’heure actuelle, l’envol des prix du gaz en Europe permet à la Russie de gagner 20 milliards de dollars par trimestre sur ses exportations vers le Vieux Continent, malgré les volumes réduits.
L’inflation, les pénuries, l’insécurité sont des éléments qui peuvent retourner les populations occidentales contre leurs gouvernements, là où l’objectif initial des sanctions était que les Russes se retournent contre le Kremlin.
Revenir aux bonnes vieilles méthodes
Pour «The Economist», la conclusion est que l’Occident sera obligé de revenir vers des stratégies de «hard power» c’est-à-dire de puissance militaire, avec un réarmement massif des membres de l’Otan. Sans doute parce que c’est dans ce domaine que l’Ouest dispose encore d’un avantage très net.
Mais face à des puissances nucléaires, peut-on tenir ce genre de raisonnement, ou est-ce parfaitement téméraire? Quand des officiels de Washington se rendent plusieurs fois à Taïwan pour donner des leçons à la Chine, quelle issue peut-on prédire à une telle stratégie? A-t-on anticipé les conséquences cette fois-ci?
La seule leçon à tirer est que, si l’Occident n’a plus les moyens de sa domination, il doit se préserver et protéger ses populations de l’irréparable.
Si nous constatons qu’il nous est impossible, via les sanctions, de mettre à genoux des ennemis de la taille de la Russie, et encore moins de la taille de la Chine, s’il devient très clair que nous ne parvenons pas à les dissuader par les sanctions car ils ont des alternatives, s’il s’avère même que nous accélérons, par la politique des sanctions, leur autonomie et leur basculement vers d’autres régions du monde, tandis que nous accélérons notre déclin ou isolement économique, alors il faut admettre qu’il y a des limites à cette doctrine.
Qu’elle coûte trop cher à l’Europe. Cela plaide pour un retour à la diplomatie. A la recherche de solutions négociées. A la base des relations internationales, en somme. Ce qui commencerait par le renoncement judicieux à aller donner des discours guerriers à Taïwan.
Fallait-il sanctionner la Russie? Bien sûr, il fallait essayer. Mais face à ce constat sans équivoque, il s’agit de tirer les bonnes leçons avant de s’autodétruire.