Dans une précédente chronique, j’ai défini les théories du complot comme des accusations graves sans preuves suffisantes (anomalies apparentes de la version officielle). Je les distingue des vraies enquêtes qui apportent le cas échéant de vraies preuves directes de complot (aveux, documents, enregistrements, etc.).
Je critique donc la «religion du complot» (le fait de croire sur la base de preuves insuffisantes) pour encourager la «science du complot» (prouver ou non à la fin de l’enquête et du procès). Dans cette chronique, nous verrons que deux principes rationnels très importants utilisés de façon similaire dans les domaines des sciences et du droit nous amènent à prendre avec beaucoup de prudence toutes les hypothèses de complot: le «rasoir d’Ockham» et la présomption d’innocence, ainsi que le fardeau de la preuve qui les accompagne.
Le «rasoir d’Ockham» ou le principe de parcimonie
En sciences, le fameux «rasoir d’Ockham» est un principe édicté par le philosophe du XIVe siècle Guillaume d’Ockham, appelé parfois principe d’économie, de simplicité ou de parcimonie. Originellement énoncé en latin («Pluralitas non est ponenda sine necessitate») il stipule que les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité. En d’autres termes, le principe veut que, en présence de plusieurs théories ou hypothèses explicatives et à niveau de preuve égale, on préfère toujours choisir l’hypothèse la plus parcimonieuse (même si c’est de façon temporaire).
Par exemple, quand une voyante devine des événements passés nettement mieux qu’au hasard, on devrait, d’un point de vue rationnel, privilégier des hypothèses plus économiques (elle triche, devine les réponses en observant très finement les réactions de son client ou sa cliente, etc.), plutôt que de postuler un don qui sort des explications connues actuellement en sciences physiques, biologiques et psychologiques.
Autre exemple de «rasoir d’Ockham», la fameuse déclaration du scientifique Laplace qui répondait à Napoléon à propos de Dieu: «Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse». Ce principe du «rasoir d’Ockham» est utilisé comme règle générale en sciences, par exemple dans l’analyse de données — si deux modèles prédisent environ de la même manière un même ensemble de données, nous préférerons le modèle le plus parcimonieux, qui comprend le moins de variables explicatives —, et il est dérivable du théorème de Bayes, l’une des deux approches principales en statistique.
Le fardeau de la preuve
Ainsi, l’attitude rationnelle privilégiera l’hypothèse la plus parcimonieuse, mais contrairement aux croyances et idéologies, laissera la porte entrouverte au changement vers les hypothèses plus complexes, qui recevront alors à leur charge le poids redoutable du fardeau de la preuve. Si donc la voyante a réellement un don, elle devra passer avec succès des tests très sévères, qui ne laisseront plus (ou très peu) de doutes, et qui écarterons les hypothèses plus simples. Ce principe rationnel a un corollaire très intéressant et important: tant qu’une hypothèse n’est pas prouvée, les scientifiques disent qu’il faut suspendre son jugement. Mais selon mon interprétation, cela revient à dire qu’il faut les considérer comme fausses jusqu’à preuve du contraire, soit tant qu’on n’a pas récolté des preuves suffisantes en leur faveur.
Parce que penser que suspendre son jugement, c’est considérer que la chose est peut-être vraie ou fausse n’est pas suffisant, en vertu de la tendance humaine à croire un peu trop facilement à tout et n’importe quoi. Il est rationnel de penser aujourd’hui, par exemple, que la télépathie — la transmission de pensée entre deux personnes — n’existe pas («rasoir d’Ockham»), et ceci jusqu’à ce que des recherches scientifiques nombreuses, non ambiguës, attestent de l’existence de ce phénomène. Il n’est pas rationnel de penser que la télépathie existe parce que la science la découvrira un jour dans le futur: utiliser cette inférence avec absolument tout permettrait de justifier la croyance en tout.
L’attitude sceptique scientifique consiste justement à ne rien accepter sans preuves suffisantes, et à considérer les nouvelles idées comme fausses jusqu’à preuve du contraire (en les étudiant bien évidemment, puisque parmi les nombreuses idées fausses actuelles se cachent les futures vérités!).
La présomption d’innocence
Dans le domaine du droit, nous avons des principes rationnels similaires, ce qui souligne bien sûr leur importance. L’hypothèse de base face à tout délit (y compris bien sûr le complot, une entente secrète d’un petit groupe de personnes dans un but malveillant) est la présomption d’innocence, le fardeau de la preuve étant à la charge de l’accusation. Cette décision serait due, j’imagine, à ce que la condamnation d’un innocent est considérée comme pire que l’absence de condamnation d’un coupable (ce qui paraît effectivement raisonnable).
Par rapport aux versions officielles, les théories du complot sont toujours moins parcimonieuses et peuvent être ainsi éliminées grâce au «rasoir d’Okham»: la théorie du complot de l’assassinat maquillé en accident de la route de la princesse Diana par les services secrets, par exemple, est plus complexe que l’état d’ébriété du chauffeur et la poursuite des paparazzi.
Même la théorie du complot de la CIA qui aurait entraîné de faux extrémistes islamistes d’Al Qaïda pour causer les attentats du 11 septembre à New York et accuser faussement le terrorisme islamiste est bien plus complexe que le complot des terroristes islamistes d’Al Qaïda (remarquez qu’ici, la version officielle est aussi un complot, mais un complot simple, alors que la théorie du complot est un double complot!).
Les théories du complot sont également toujours plus accusatoires que les versions officielles, et on devrait donc leur appliquer le principe de la présomption d’innocence (pas de culpabilité sans preuves, sinon tout le monde peut être accusé de n’importe quoi). Le fait que le coronavirus soit passé de l’animal à l’humain n’accuse personne — à part de pauvres chauves-souris ou pangolins qui ne seront pas poursuivis! —, alors que la dissémination volontaire de ce même coronavirus depuis un laboratoire est très accusatoire: les responsables devraient être punis, avec pour conséquences la prison à vie ou la mort selon les pays.