On peut lire ces jours dans les magazines que les repas de famille des fêtes de fin d’année sont un moment privilégié pour se ressourcer au plein cœur de l’hiver, et faire le plein, outre de calories, d’amour et d’amitié. Néanmoins, nous savons bien également que réunir des êtres humains dans une même pièce pendant quelques heures n’est pas sans risques, du fait de leur fâcheuse tendance à donner leur avis — souvent éclairé mais parfois seulement à la bougie — sur tous les sujets.
Dans ce qui peut devenir rapidement un champ de mines émotionnel, il est sans doute bon d’explorer quelques pistes de secours, par exemple quand Tonton Jean-Dominique se met à vouloir convaincre la tablée qu’il a découvert l’existence d’un Grand Complot en compulsant frénétiquement la Vérité enfin révélée sur la toile, ou Tata Astrid qui vient de prendre connaissance de la médecine vibratoire quantique, qui permet de changer la fréquence maléfique de la 5G par la résonance de Schuman. En fait, ces cas-là se règleront très simplement: dites-leur «oui, oui Tonton/Tata», et resservez-leur du vin jusqu’à ce que leurs pénétrantes analyses retrouvent le statut qu’elles méritent — redevenir enfin inaudibles.
Mais dans les discussions plus intéressantes, il sera sans doute très utile de cultiver la pensée toute en nuance, dont les idéologues de tout poil sont bien incapables. Le sociologue Pierre Bourdieu soulignait dans son essai «Sur la télévision» à la fin des années 90 que, de façon évidente, le débat en direct provoque une certaine pensée de l’urgence, une dramatisation — au double sens de mettre en scène et d’exagérer la gravité —, et finalement à des simplifications et approximations de la pensée. Parenthèse en passant, avec l’avènement des réseaux sociaux, c’est comme si tout le monde avait tout à coup accès au débat en direct, dans un format encore plus caricatural et simplificateur qu’à la télévision (et sans sélection des intervenant·es).
Amener de la nuance dans les débats: mode d'emploi
Même si tous les psychologues recommanderont donc évidemment d’éviter autant que possible les sujets brûlants ou épineux, ceux-ci ne manqueront sans doute pas de s’inviter subrepticement autour de la table. Examinons donc par quelles nuances on pourra peut-être, à défaut de se mettre d’accord devant le sapin ou sous le gui sur ces quelques thèmes, du moins de tenter d’éteindre les flammes qui pourraient embraser les discussions.
De nombreux commentateurs et commentatrices se sont écharpé·es ces derniers mois sur la question de savoir si le Hamas était ou non une organisation terroriste, si bien que la réponse nuancée a de fortes chances d’être «oui et non». Notons tout de suite que tous les sujets ne sont pas dans ce cas de l’entre deux, par exemple dans le débat de savoir si la Terre est sphérique ou plate, mais c’est sans doute le cas de tous les sujets complexes, notamment politiques.
Oui la tuerie du Hamas du 7 octobre est un acte terroriste parfaitement volontaire, ayant massacré civils, femmes, et enfants dans une barbarie digne de l’Etat Islamique. Mais contrairement à ce dernier, le but du Hamas est la lutte contre l’occupation de la Palestine — ce qui n’excuse en rien de telles méthodes, bien sûr — et pas de répandre la terreur dans le monde non musulman dans son entier. On peut également dire à la fois que la guerre que mène Israël, qui place la population entière de Gaza dans des conditions inhumaines, a tué encore plus de femmes et d’enfants — de façon certes non directement volontaire — que le Hamas, mais que cela est fait pour réduire à néant la volonté du Hamas de détruire Israël. Et on peut dire cela tout en condamnant la politique d’extrême droite du gouvernement israélien, l’illégalité des colonies juives en Cisjordanie et à Gaza, et son non-respect des résolutions de l’ONU.
Le retour des coronasceptiques
Pour le second sujet qu’on ne pourra peut-être pas éviter, lui aussi particulièrement miné, des vaccins — qui agite encore certain·es coronasceptiques qui veulent fanatiquement que la réalité leur donne raison, au moins en retard — on peut à la fois dire que les vaccins ARN sont moins efficaces que les vaccins traditionnels (cela est aussi dû aux coronavirus eux-mêmes), mais qu’ils ont tout de même diminué les hospitalisations, les décès et la transmission, selon de nombreux chiffres officiels et études scientifiques.
On pourra aussi arguer que oui, les mesures ont été difficiles psychologiquement et socialement, mais combien de décès supplémentaires, coûts hospitaliers exorbitants et covids longs évités? Que oui, les entreprises pharmaceutiques font beaucoup d’argent et parfois trichent, ou tentent de gagner du temps, sur la non-efficacité, voire la dangerosité de certains médicaments, mais pour combien de médicaments et vaccins utiles et efficaces?
Le sujet du sexisme risque lui aussi d’agiter les conversations familiales. En Suisse, une polémique a éclaté début décembre au sujet d’une décision du Tribunal Fédéral qui a considéré que la durée d'un viol pouvait être retenue dans la fixation de la peine. De nombreuses femmes ont protesté, et une politicienne de la droite conservatrice a proposé un nouvel article de loi qui stipule que la durée de la contrainte n’entre pas dans l’appréciation de la culpabilité, tout en précisant qu’un viol répété ou de longue durée peut constituer une aggravation de la peine.
Il apparaîtra à toutes les logiciennes et logiciens que cela revient en fait exactement au même, mais que sur un sujet très sensible, le choix des mots ou du sens de la comparaison sera capital pour passer de l’inacceptable (un viol court est moins grave) au légitime (un viol long est encore plus grave).
Le débat de l'écriture inclusive
Finalement, l’écriture inclusive sera sans doute abordée durant les repas de famille, crainte comme l’avènement d’une nouvelle dictature « wokiste » à la 1984 et de sa novlangue. Comme à propos de la dictature sanitaire (que la démocratie directe suisse a plébiscitée par trois fois), il faudra calmer les ardeurs libertaires en faisant remarquer que c’est bien l’Académie Française qui a par le passé masculinisé la langue de façon parfaitement autocratique, et que les propositions démocratiques de l’écriture inclusive n’auront jamais rien d’obligatoire (à part dans les administrations soucieuses d’égalité).
Oui le langage inclusif peut demander parfois quelques efforts de lecture ou d’écriture — comme à quelques endroits de ce texte, mais si vous êtes encore là, c’est que vous avez survécu — néanmoins les recherches montrent que le générique masculin est trop souvent interprété par nos cerveaux comme du… masculin (notez bien que si vous proposez de nommer la couleur d’objets bleus et verts en proposant d’utiliser le mot bleu comme générique, cela risque bien de provoquer quelques quiproquos assez compréhensibles). De plus, ces recherches ont aussi montré que la (re)féminisation du langage permet des représentations plus égalitaires en termes de genre. Et oui, le français est déjà bien compliqué, mais l’ironie veut que les opposant·es au langage inclusif, pour cette raison, s’opposent également bien souvent aux réformes de l’orthographe…
Voilà ma petite liste de conseils pour tenter de trouver dans la nuance une troisième voie aux conflits idéologiques binaires. Mais il vous apparaîtra sans doute rapidement que vous risquez ainsi de vous faire attaquer des deux côtés, en doublant ainsi le nombre de vos ennemi·es! Et je risque bien la même chose en publiant cette chronique sur les réseaux sociaux… Aussi soulignons pour nous consoler que la Voie du Milieu donne selon la doctrine bouddhiste, accès à la connaissance, la quiétude, l’éveil et l'émancipation, et qu’être détesté par les Ayatollahs est plutôt bon signe, particulièrement en période de Noël. Bonnes fêtes!