Dans la chronique précédente, nous avons discuté de la première critique de l'«anti-complotisme» — en réalité, le point de vue critique sur le complotisme —, qui serait une façon de faire taire toute critique sociale, et de détourner des vrais complots et autres actes illicites de la part des «élites» politiques, économiques, scientifiques ou journalistiques.
Nous allons dans cette chronique aborder d’autres objections à la critique du complotisme — qui ne sont pas plus pertinentes que la première — à savoir:
- que ce serait une limitation dictatoriale de la liberté d’expression;
- que l’étiquette de «complotiste» serait une atteinte à l’honneur, voire, pour les plus hardis, une forme de «pathologisation» ou «psychiatrisation» des personnes visées;
- que ce qualificatif pousserait à la division de la société;
- et que nous aurions un point de vue normatif ou évaluatif — donc antiscientifique, parce que la science demanderait une certaine neutralité — sur notre objet de recherche et de réflexions.
La deuxième critique qui veut que l’étiquette de «complotiste» soit une menace à la liberté d’expression n’est pas davantage recevable que la première. Il est vrai que, comme on peut l’imaginer et comme certaines recherches l’ont confirmé, les notions de «théorie du complot» ou de «complotisme» sont négativement connotées (et cela à raison, du fait de l’irrationalité de la «religion du complot», par rapport à la «science du complot»), malgré certaines tentatives un peu désespérées, il faut bien le dire, de les réhabiliter — «les complotistes ont toujours raison», «je suis fier d’être complotiste», etc.
Néanmoins, affubler une personne d’un qualificatif dépréciateur comme «raciste» ou «complotiste», même si ce n’est sans doute pas agréable pour celui ou celle qui en est victime, et même attribué à mauvais escient, ne diminue en rien sa liberté d’expression! Comme je l’ai souligné dans mes précédentes chroniques, le terme est pour moi en quelque sorte une alerte pour demander plus de prudence dans les accusations de complot qui sont faites sans preuves suffisantes (selon la définition que je propose) sur les tribunaux populaires des réseaux sociaux.
Dans cette voie de garage argumentative, certains justiciers et justicières des réseaux sociaux ont poussé l’absurde jusqu’à me menacer de procès en diffamation en raison de l’utilisation dénigrante de «complotiste», au nom de la liberté d’expression — en menaçant donc de limiter réellement, juridiquement, ma liberté d’expression de qualifier telle ou telle personne de complotiste parce que l’usage de ce terme limiterait, symboliquement, la liberté d’expression!
S’il fallait rayer tous les qualificatifs un tant soit peu dénigrants de la langue française, la liberté d’expression se réduirait aux conversations sur la météo des prochains jours, et serait bien entendu digne de dictatures auprès desquelles «1984» passerait pour un inoffensif roman de gare… Il faudrait interdire à peu près tous les termes en -iste (extrémiste, raciste, gauchiste, islamiste, etc.), ce qui est tout bonnement ridicule.
Il ne faut surtout pas oublier que ce que dénonce le qualificatif «complotiste» est bien plus qu’un simple dénigrement intellectuel, c’est une accusation d’actes gravissimes (tuer des enfants, supprimer une partie de la population, s’enrichir en sacrifiant des êtres humains, etc.) sans preuves suffisantes, qui, elle, pourrait être poursuivie comme calomnie et diffamation devant les tribunaux!
On peut, il est vrai, regretter le fait qu’un terme catégoriel — comme donc «extrémiste», «raciste», ou «complotiste» — soit utilisé pour désigner une croyance ou attitude qui est continue (par exemple disons de 0% à 100%), mais cela fait partie des problèmes du langage et du débat politique, et de plus, il est parfois plus qu’opportun d’utiliser ces termes pour dénoncer de véritables excès.
Par exemple, la récente utilisation du vocable «complotiste» de la part du ministre français Olivier Véran face au journaliste André Bercoff sur le plateau de TPMP était effectivement une stratégie rhétorique pour ne pas répondre sur le fond, mais ce «fond» lui-même consistait en un galimatias d’accusations sans preuves sur les vaccins, et de qualificatifs répétés de «menteur» (qu’il faudra d’ailleurs aussi songer à interdire, vu qu’il est au moins tout aussi dépréciatif que «complotiste», et bride ainsi de façon insupportable notre liberté d’expression…).
La seule réelle limite à la liberté d’expression reste celle de la loi, qui est certes variable selon les pays (par exemple en France, d’une part la diffamation et l’injure, et d’autre part les propos appelant à la haine: apologie de crimes contre l’humanité, propos antisémites, racistes ou homophobes; aux États-Unis, l’obscénité, la diffamation, l’incitation à l’émeute, le harcèlement, les communications secrètes, les secrets commerciaux, les documents classifiés, le droit d’auteur et les brevets).
Mais il n’existe aucun pays avec une liberté totale d’expression, puisque celle-ci pourrait constituer une menace à son existence propre, comme on a pu le voir dans les assauts complotistes contre la démocratie (tentatives de coups d’États ou du moins invasion sauvage d’institutions démocratiques aux États-Unis, en Allemagne, et même tentative en Suisse des coronasceptiques). C’est le paradoxe classique pour les démocraties du degré de tolérance que l’on peut supporter face aux discours intolérants…
De la même manière, la suppression de certains contenus racistes ou complotistes — avec bien sûr les problèmes de catégorisation que cela pose — sur les plateformes en ligne serait selon certains la marque de la pire dictature. Là encore, il faut bien examiner la question pour ne pas sombrer dans la dénonciation paranoïaque. Le fait de tenter de faire disparaître certains contenus qui peuvent apparaître comme dangereux — pouvant par exemple mener à des violences contre des médecins, des centres de vaccination, les institutions démocratiques comme le Capitole ou le parlement brésilien, etc. — des plateformes les plus populaires du net n’est pas à proprement parler de la censure: ces contenus peuvent trouver place sous d’autres cieux (Odysee à la place de YouTube par exemple), ou dans les poubelles d’Internet.
Les laisser sur les plateformes populaires revenait en fait à leur donner une audience disproportionnée, notamment du fait que les biais cognitifs amplifiés sur internet rendent ces croyances attirantes pour notre pensée intuitive.
Le troisième reproche, lié au second, adressé parfois à la notion de complotisme, est qu’elle serait une forme de «pathologisation» ou de «psychiatrisation» des personnes visées, une réduction individualiste d’un phénomène qui serait avant tout social. Ce reproche vient des sociologues et philosophes d’extrême gauche (qui parfois défendent eux-mêmes certaines théories du complot, et sont donc évidemment un peu hostiles à la science du complotisme).
C’est une posture idéologique opposée à notre méthode scientifique: nous disons que les théories du complot sont liées à des facteurs de personnalité un peu pathologiques ou du moins négatifs (sentiments schizoïdes, paranoïdes, cyniques, narcissiques, etc.) parce que de nombreuses études scientifiques indépendantes menées dans plusieurs pays différents montrent ces liens (qui pourraient être absents ou inversés).
Ainsi, personne ne «pathologise» ou «psychiatrise» qui que ce soit, ou alors seulement les données de recherche, et cette attribution d’intentions déplacée est, de façon très révélatrice, elle-même… complotiste!
Une autre erreur dans cette posture est que dans nos recherches, nous mesurons aussi certaines variables sociales (comme l’anomie, un sentiment de perte de contrôle politique, le niveau d’éducation, le statut socio-économique objectif ou subjectif, etc.), et des techniques statistiques permettent même de voir quelles variables permettent de prédire le complotisme en compétition les unes avec les autres.
Donc, sans idéologie a priori, en faisant varier les méthodes (questionnaires, entretiens, analyse de textes en ligne), nous pouvons déterminer indépendamment de notre volonté, de nos préférences, si les facteurs de personnalité, les facteurs cognitifs ou les facteurs sociaux influencent les croyances conspirationnistes, et comparer numériquement leur éventuelle influence (qui peut être nulle).
Une recherche menée en 2021 en Australie et en Nouvelle-Zélande a par exemple montré que certaines variables sociales (anomie, niveau d’éducation) et psychologiques (méfiance envers autrui, pensée intuitive) prédisaient de façon séparée les croyances aux théories du complot.
J’ai d’autre part été témoin un jour d’une autre intrusion idéologique, mais inverse, dans le champ de l’étude du complotisme. Je prenais part à une discussion en ligne sur le complotisme en France, quand un député de LREM me dit à propos de l’aspect socio-politique du conspirationnisme que ce n’est, je cite, «pas le problème» (alors que c’est un bon tiers, si ce n’est plus, du problème), tout simplement sans doute parce qu’il est plus facile d’agir sur les facteurs psychologiques (éducation à l’esprit critique) ou Internet (réguler les contenus) que de rendre la société moins inégalitaire (plusieurs recherches en comparant des pays ont montré que plus les inégalités sociales mesurées par le coefficient GINI sont élevées, et plus le complotisme est fort).
Ainsi, la question de savoir s’il y a des facteurs psychologiques, sociaux, politiques, et leur combinaison dans l’explication du complotisme ne se décide pas a priori — ou seulement lorsque l’on poursuit une idéologie politique irrationnelle —, mais se teste empiriquement en tant qu’hypothèses, et se conclut a posteriori dans la répétition des études scientifiques. C’est après tout, il faut quand même le rappeler de temps en temps, ce qui nous a permis de quitter la religion et la métaphysique pour pouvoir dire quelque chose de vrai du monde qui nous entoure.
J’aborderai les 4e et 5e reproches dans une prochaine chronique.