Pour la reprise de mes chroniques sur le complotisme, je vais m'autoriser une petite parenthèse politique, néanmoins liée à mon thème de prédilection.
Pendant la pandémie de Covid-19, vous avez sans doute entendu les coronasceptiques de toutes obédiences (antivaccins, antiscientifiques, d'extrême droite, «New Age», etc.) en appeler à la «Liberté». Ces appels répétés ont quelque peu désespéré beaucoup d'entre nous, pour qui la lutte contre un virus potentiellement létal qui se transmet de personne à personne par voie aérienne implique forcément une restriction temporaire de nos libertés.
Rappelons seulement pour souligner l'inanité de tels propos que lors de l'obligation de porter la ceinture de sécurité dans les voitures, de similaires critiques à une «atteinte à la liberté» avaient été émises… Nous avons aussi pu voir que le concept de «dictature sanitaire» a pris du plomb dans l'aile après avoir été plébiscitée deux fois par la majorité de la population (à ce sujet, il est peut-être temps de rappeler que la tyrannie ou la dictature de la majorité, c'est ce qu'on appelle la démocratie).
La liberté contre les «complots» écologistes
Ces dernières années, et notamment ces derniers mois, un autre appel à «la Liberté» se fait entendre. Les politiciens et politiciennes libéraux, face aux régulations indispensables et trop lentes de l'économie et de nos comportements pour tenter de lutter contre les catastrophes climatiques à venir (si nous ne faisons rien, ce qui est pour l'instant relativement le cas), entonnent en chœur le bon vieux couplet de la Liberté.
Exemples parmi d'autres, l'UDC Marco Chiesa craint la «dictature écologiste» qui serait en cours à propos de l'énergie (avec l'idée parfaitement complotiste que le scénario catastrophe de la pénurie énergétique serait «l'objectif secret de la gauche rose-verte». Le PLR Marc-Olivier Buffat estime de son côté que la lutte actuelle de la gauche contre les baisses d'impôts constituerait un retour de la lutte des classes et de l'obscurantisme des pays communistes ou fascistes du XXème siècle, contre lesquels le remède serait le «capitalisme fait de croissance et de liberté».
Notre bon vieux dinosaure suisse défenseur du libéralisme économique (mais également du conservatisme social), Christophe Blocher, ne répondait-il pas à un journaliste, à propos de son initiative pour «sauver» la neutralité helvétique: «Donc le but c'est que la Suisse fasse des affaires avec tout le monde, y compris avec un pays qui a violé le droit international? – Oui, plus ou moins. Je peux choisir d'arrêter de faire des affaires dans un pays, par exemple parce qu'il est trop corrompu. Mais c'est ma décision personnelle, pas celle de la Confédération. Le commerce, ce n'est pas des relations entre des États, mais entre des personnes, même si elles ont des valeurs différentes. Ce n'est ni bien, ni mal. C'est une question de liberté individuelle.» (Le Matin Dimanche, 21 août 2022; on appréciera au passage la morale du capitalisme sans régulation).
La mort, une bien plus grande restriction de liberté
Ces deux « Appels à la Liberté » se rejoignent parfois. Dans sa critique hystérique de la «Grande Réinitialisation» proposée par Klaus Schwab au WEF de Davos (une économie plus durable, écologique, cesser ou du moins atténuer la tyrannie de la croissance du PIB), l'économiste libéral Philippe Herlin en fait la synthèse suivante dans les colonnes du site de désinformation complotiste France Soir: «Great Reset = Covid + réchauffement climatique = destruction du capitalisme et de nos libertés».
Il faut d'abord souligner que ces restrictions apparentes de liberté n'en sont, en fait, qu'en apparence. Il s'agit de lutter contre le fait qu'une maladie mortelle se propage sans contrôle dans la population mondiale, et d'essayer d'empêcher que le réchauffement climatique ne tue des millions de gens partout sur la planète. J'imagine que tout le monde sera d'accord pour admettre que la mort est une infiniment plus grande restriction de liberté que quelques règles économiques et sociales.
Rappelons également ici à nos libéraux que la plus énorme erreur politique de ces 50 dernières années est sans conteste leur ignorance et leur mépris à l'encontre des appels des scientifiques et des écologistes à prendre un sérieux le problème de la pollution, et ce, depuis les années 1970. Que ces mêmes libéraux viennent actuellement nous faire la leçon est pour le moins ironique, alors que la pandémie (avec les aides économiques qu'il a fallu de la part des États) et surtout le réchauffement climatique montrent simplement les limites gravissimes de leur «business model».
Plus proche de l'anarchie que de la dictature
D'autre part, entre la liberté totale (anarchie), et la dictature (planification) totale, il y a une très grande distance. Ce que tentent de cacher — ou pire, ne voient pas — nos complotistes et nos libéraux est que:
- les restrictions sanitaires sont à la fois temporaires, justifiées scientifiquement, et visent à protéger l'entier de la population;
- l'économie libérale est, comme son nom l'indique, toujours infiniment plus proche du pôle de la liberté et de la dérégulation que celui de la dictature.
Ajouter des régulations indispensables pour la survie de l'espèce humaine et d'une bonne partie — si ce n'est la totalité — du vivant sur Terre, comme la prise en compte de toute pollution de l'environnement (pas seulement celle du CO2) et la réduction des inégalités sociales (qui je le rappelle, sont liées au racisme, au populisme, et au complotisme, comme les études scientifiques le soutiennent) nous tiendront encore bien plus éloignés de la dictature que de l'anarchie.
Ainsi, rassurons les chantres de la Liberté, complotistes et libéraux: un pas qui nous éloigne de l'anarchie est certes un pas qui nous rapproche de la dictature, mais nous sommes dans nos démocraties encore infiniment plus proches de la première que de la seconde.
Défendre des états d'anarchie
Ainsi, ces «Appels à la Liberté» représentent une stratégie rhétorique ou une erreur parfaitement trompeuses et mensongères. En réalité, ces signaux d'alarme pavloviens («Liberté!!») sont utilisés de manière consciente ou non pour défendre des états d'anarchie, d'absence de règles, de dérégulation excessives. Les complotistes voudraient pouvoir vivre tout à fait normalement quand les urgences se remplissent de manière exponentielle («Liberté!!»), et les libéraux voudraient conserver un état de liberté totale économique, qui permet aux plus riches — et certes, parfois à quelques plus pauvres — de s'enrichir de toutes les façons, sans aucune barrière («Liberté!!»).
L'«Appel à la Liberté», dans un contexte de démocratie où les libertés sont maximales, peut être vu comme un sophisme, dans la famille des techniques de l'épouvantail fort utilisées en politique, qui consistent à caricaturer la position de l'adversaire pour critiquer cette caricature et non la position réelle de l'adversaire (bien sûr, un appel à la liberté dans un contexte dictatorial ne constituera pas un tel sophisme, et pourra être légitime).
S'éloigner de l'anarchie égoïste
Dans un monde moderne dans lequel les enjeux deviennent planétaires, il sera de moins en moins possible que le 10% le plus riche de la population pollue autant que les 50% les plus pauvres, et que la fortune du 1% soit équivalente à celle du 99% restant, selon les chiffres qu'on peut trouver ici ou là (et si ces chiffres sont un peu moins extrêmes, ils n'en demeurent pas moins intolérables).
L'un des avantages de la transparence d'Internet est de mettre en lumière l'impossibilité que sur une même planète, 45 millions de personnes soient menacées de famine (selon le Programme Alimentaire Mondial), pendant que quelques autres gagnent et dépensent des milliards, polluent en utilisant quotidiennement leurs jets privés et leurs yachts. C'est en quelque sorte une forme de non-assistance à personnes en danger, voire même un massacre de masse par négligence.
Les «libertés» de gagner et dépenser des sommes faramineuses et de polluer la planète n'en sont pas, pas plus que nous sommes totalement libres de propager des maladies potentiellement mortelles dans la communauté. Réduire les inégalités indécentes et la mise en danger de la vie sur la planète ne conduit pas à la dictature, il éloigne de l'anarchie égoïste et de la dérégulation fanatique qui a prévalu jusqu'à maintenant au nom du «libéralisme» et de la «Liberté».