Dans mes chroniques précédentes, j'ai développé les trois catégories de causes possibles du complotisme identifiées dans les travaux en psychologie, les causes sociopolitiques (perte de repères et de sentiment de contrôle dus à la mondialisation, statut défavorisé ou marginal dans la société), les causes psychologiques (personnalité méfiante et anxieuse, biais cognitifs, erreurs de raisonnement menant aux croyances en général) et les causes communicationnelles (communication dérégulée sur internet, attrait narratif des récits complotistes).
Il reste à parler d'une cause toute différente mais très importante du complotisme, ancrée dans la réalité, le principal argument d'ailleurs des gens qui croient aux théories du complot: les vrais complots, mensonges, ententes illégales, scandales de corruption, évasions fiscales, assassinats politiques, opérations secrètes sous faux drapeau, élections truquées, magouilles, manipulations d'articles scientifiques, pots-de-vin, etc., existent bel et bien, et pour beaucoup, c'est ce qui rend plausibles les théories du complot (ou leur théorie du complot favorite, pour les moins hardi·es).
C'est ce qu'on pourrait appeler le «fond de vérité» des théories du complot, comme on parle en psychologie sociale du «fond de vérité» de certains stéréotypes. Attention à cette expression, qu'on se comprenne bien (et je me dois ici de doucher prématurément l'enthousiasme que mon titre a pu susciter), il demeure que la grande partie des stéréotypes et des théories du complot sont faux et irrationnels, mais cela explique comment les personnes croyantes peuvent s'accrocher à un semblant de vérité, et ensuite laisser aller leur imagination.
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Stéréotypes par l'éducation
La plupart des stéréotypes n'ont pas de fond de vérité: il existe par exemple une étude scientifique à large échelle qui a montré que contrairement au stéréotype, les femmes blondes n'étaient en moyenne pas moins intelligentes que les brunes ou les noiraudes! Certains stéréotypes ont un fond de vérité, mais qui a été créé socialement par l'éducation (et qui donc n'existe pas vraiment): par exemple, le fait que les filles soient un peu plus sociables, et les garçons plus agressifs. Même si une base hormonale voire génétique peut exister, c'est essentiellement par l'éducation que sont créés et maintenus ces stéréotypes (et par l'éducation qu'ils peuvent être certainement annulés).
Pour preuve, même une différence statistique forte entre deux groupes, comme les filles et les garçons, implique à la fois que la majorité des filles et des garçons restent indistinguables et donc semblables, et qu'il y a bien plus de différences entre les filles elles-mêmes et les garçons eux-mêmes, qu'entre les filles et les garçons. Ainsi, quand on applique un stéréotype à une personne, mais si ce stéréotype a un fond de vérité, il y aura toujours plus de chances de se tromper que d'avoir raison.
Comme le conclut la chercheuse Janet Hyde d'une méta-analyse de milliers d'articles scientifiques sur la question des différences femmes-hommes en 2005, 78% des études montrent une différence nulle ou faible. Elle conclut donc à une similarité psychologique des genres. En résumé, que le «fond de vérité» des stéréotypes existe ou pas, les stéréotypes seront de toute façon majoritairement faux, puisqu'ils reposent sur une exagération soit partielle soit totale (tous les W sont X, et tous les Y sont Z).
On peut dire la même chose du «fond de vérité» des théories du complot. Toutes les opérations secrètes, cachées, illégales dont j'ai parlé plus haut (corruption, manipulations, etc.) sont par nature rares en démocratie — on dénombre par exemple quelques dizaines de vrais complots connus dans l'histoire, contre des milliers de théories du complot — puisqu'il existe un certain risque d'être démasqué et sanctionné: chaque année, il y a des enquêtes et des procès contre les grandes banques, les grandes entreprises, les politicien·nes, etc. Tous n'aboutissent pas à des condamnations, mais le risque est là, même pour d'ancien·nes président·es…
Par exemple, on peut penser que les politiciens genevois qui ont été pris en flagrant délit de confusion entre leur carte de crédit personnelle et celle de leur département en 2018, d'abord ne concernait pas la majorité des politcien·nes, et ensuite aura pour effet de dissuader d'autres fraudeurs·euses potentiel·les. Ce n'est évidemment plus le cas dans les régimes autoritaires et les dictatures, où le pouvoir peut se permettre beaucoup plus d'actions illicites s'il contrôle les services secrets, la police et l'armée, et les contre-pouvoirs comme la presse et les opposant·es politiques.
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Il faut noter en passant que ces complots et manipulations sont découvertes par des enquêtes, ce que je désigne sous l'appellation «science du complot». La religion du complot ne sert à rien dans ces affaires: croire que Sarkozy est corrompu sur la base d'informations trouvées sur des sites internet et le crier bien haut sur les réseaux sociaux, et ce sans avoir accès à tous les éléments de l'enquête et de son procès, ne sert absolument à rien. C'est un comportement digne de supporters qui sont convaincus avant la fin du match que leur équipe va gagner, ce qui on en conviendra relève plus du souhait et de la chance que de la vérité.
Peut-être que Sarkozy sera déclaré coupable à l'issue du procès, mais peut-être pas, et les croyances des gens n'y changeront rien, tout comme pour le fait que le coronavirus soit issu d'un accident de laboratoire, ou que Klaus Schwab ou Bill Gates suivent un plan de domination mondiale avec éradication d'une partie de la population. La seule utilité que je vois d'une telle religion du complot pourrait être d'encourager de vrais enquêteurs (et donc pas les «complotistes» qui n'ont jamais rien investigué ni découvert, au contraire des vrai·es lanceur·euses d'alertes) à ouvrir une enquête, mais je n'ai jamais entendu un élément qui irait dans ce sens.
Éviter le «Saut-vers-la-conclusion»
De plus, le raisonnement complotiste à partir des vrais scandales et complots peut être décrit comme une inférence invalide qui ressemble au «Saut-vers-la-conclusion» étudié par les psychologues: une conclusion hâtive et invalide à partir d'éléments de preuves insuffisants. Prenons l'exemple souvent avancé durant la pandémie par les coronasceptiques des dix-huit condamnations de Pfizer. Comme toutes les autres grandes entreprises pharmaceutiques, Pfizer a été condamné à plusieurs reprises pour pratiques commerciales frauduleuses (et donc pas pour le fait plus grave d'avoir caché la nocivité d'un médicament, comme Sanofi et son Mediator, qui ont fini devant les tribunaux). On comprend très bien qu'une partie des gens aient de ce fait des craintes et de la méfiance envers Pfizer, mais on ne peut pas les déduire d'une façon rationnelle et logique de ces dix-huit cas de fraude.
Il est clair que du point de vue probabiliste, cette information rend plus probable une nouvelle fraude de Pfizer, par rapport à des entreprises qui n'en ont jamais commis. MAIS, dans le calcul probabiliste rationnel (qu'on modélise en psychologie par le théorème de Bayes), il faut absolument tenir compte des probabilités a priori. Et dans ce cas, c'est le nombre de médicaments, traitements et vaccins qui ont été mis sur le marché par Pfizer et qui se sont effectivement révélés utiles et efficaces. Il faut garder à l'esprit que pour une entreprise pharmaceutique, le profit maximum est celui de commercialiser un médicament certes au prix le plus élevé, mais de préférence utile et efficace (sinon cela finira par se savoir, coûtera des procès, d'éventuels dédommagements, et les dégâts d'image collatéraux)! Je ne sais pas combien de médicaments utiles et efficaces Pfizer a commercialisés, mais cela est sans doute bien plus élevé que dix-huit (disons 100 comme estimation).
Ainsi, devant tout nouveau traitement proposé par Pfizer, nous aurons 18% de risque de fraude (ou de médicament/vaccin inefficace), mais 82% de chances que le produit soit efficace! Et si l'on pense que ces pourcentages sont en réalité inversés, c'est une grave accusation contre une entreprise établie, et l'on va ainsi écoper, comme pour toute accusation, du fardeau de la preuve, à savoir apporter des chiffres et des enquêtes qui montreraient que Pfizer a produit plus souvent des produits inefficaces ou dangereux que l'inverse.
À propos du vaccin de BioNTech commercialisé par Pfizer, ajoutons que les tests du fabricant et surtout les nombreuses études scientifiques indépendantes menées dans le monde entier rendent quasi nulle la probabilité d'une fraude. Comme avec l'exemple des politiciens genevois, les condamnations précédentes de Pfizer peuvent aussi signifier que l'entreprise a pris plus de précautions pour éviter de telles affaires qui lui coûtent de l'argent (même si parfois moins que la commercialisation frauduleuse du médicament) et de grands dégâts d'image, d'autant plus quand elle sait que le monde entier a les yeux et les contrôles scientifiques braqués sur elle.
On ne peut connaître la vérité qu'a posteriori
Comme dans le cas de la corruption des politiques, nous sommes au niveau probabiliste invités, si l'on veut produire la moins mauvaise inférence, avec donc le moins de (mal)chances de se tromper, à adopter un principe de confiance mesurée envers les entreprises ou les institutions: une confiance a priori basée sur les probabilités, mais avec la mesure des contre-pouvoirs, des enquêtes, etc., qui permettra de déceler d'éventuelles fraudes ou malhonnêtetés (tout en veillant au niveau politique et judiciaire à renforcer les contrôles et les moyens de contre-pouvoirs).
Ce système de pensée est assez désagréable pour les narcissiques enquêtrices et enquêteurs du dimanche sur internet, qui pensent que leurs intuitions, basées sur des informations plus ou moins vérifiées tirées de livres et de sites internet, sont correctes, du fait de leur extraordinaire perspicacité et leur faculté à savoir à l'avance qui est coupable et qui est innocent sur la base des événements passés. Le problème est qu'on ne peut connaître la vérité qu'a posteriori, à la fin de l'enquête, et on ne peut rien affirmer avant. Le risque d'erreur est trop grand, et quelque part trop coûteux: les juristes qui ont établi notre système juridique ont établi qu'il était pire de condamner des innocent·es que de laisser des coupables impuni·es.
La seule méthode possible est donc la présomption d'innocence, avec fardeau de la preuve à charge de l'accusation. Le problème pour nos lanceur·ses d'alerte du dimanche derrière leur clavier d'ordinateur est qu'ils et elles ne peuvent pas agir directement, et devraient faire preuve de grande prudence dans leurs affirmations, ce qui n'est pas vraiment la règle sur les réseaux sociaux — l'autre possibilité étant qu'ils et elles se transforment en véritables lanceur·ses d'alerte et se mettent à enquêter, mais cela demandera des années d'efforts et de professionnalisme, bien plus long et difficile évidemment que la lecture d'un passionnant site alternatif de fake news.
C'est le principe de la méthode rationnelle (scientifique et juridique), par opposition à la méthode de la croyance: prétendre par exemple que la précognition (capacité humaine de prévoir l'avenir par un ressenti) existe, ou que cela est possible parce que les sciences le découvriront dans 100 ou 200 ans (ce qui effectivement ne peut pas être exclu), pourra éventuellement se révéler «vrai».
En réalité, comme je l'ai déjà écrit, les gens qui font ce genre de prédictions (découverte scientifique, découverte d'un complot, etc.) sans enquêter auront peut-être, de façon très peu probable, en apparence «raison» pour de mauvaises raisons, ce qui veut dire en fait qu'ils et elles auront tort. Elles et ils auront autant raison qu'un·e astrologue qui, en faisant des milliers de prédictions dont seules l'une ou l'autre sera «vérifiée», fanfaronnera de façon bien sélective: «Je vous l'avais bien dit!» ou comme à nouveau souligné ici, qu'un supporter de foot qui est certain de la victoire de son équipe préférée avant la fin du match. La seule façon rationnelle de savoir si la précognition est vraie ou fausse est de considérer qu'elle est fausse pour le moment (et le restera peut-être, ou pas), et de faire des études scientifiques contrôlées sur la question. C'est d'ailleurs ce qui se fait en psychologie, et pour l'instant les résultats qui penchent en faveur de l'existence de la précognition — il y en a — n'ont pas réussi à convaincre la majorité des spécialistes du domaine.
Ainsi, comme les croyances humaines ont dans l'histoire été infiniment plus souvent fausses que correctes (à témoin les innombrables mythes, religions, théories pseudoscientifiques, etc.), il est de façon probabiliste moins sujet à l'erreur de penser que ce qui n'est pas actuellement prouvé est faux, jusqu'à preuve du contraire. Il en est de même avec les accusations sans preuves suffisantes: même si certaines se révéleront peut-être vraies, la majorité sera fausse. Notre intuition d'avoir raison avant l'heure sera donc bien plus le signe d'une incommensurable arrogance que de la perspicacité. En conclusion, l'attitude rationnelle qui recommande de ne croire à rien sans bonnes raisons (études scientifiques répétées, enquêtes sérieuses amenant des preuves), sera celle qui, sans être toujours correcte, aura le moins de risques d'être fausse.