La chronique de Pascal Wagner-Egger
La critique de la critique du complotisme: l’«anti-complotisme» est-il un problème pour la liberté d’expression et la démocratie (3/3)?

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Il continue cette fois-ci ses questionnements sur la critique même du complotisme.
Publié: 26.05.2023 à 11:43 heures
On peut considérer le complotisme comme le remplacement des contre-pouvoirs réels et professionnels démocratiques par de pseudo contre-pouvoirs irrationnels, individualistes, narcissiques, en une parodie de justice populaire sur les réseaux sociaux.
Photo: AFP
Pascal Wagner-Egger

Dans l'épisode 1 et l'épisode 2, j’ai discuté certaines critiques de l’«anti-complotisme» — en réalité, le point de vue critique sur le complotisme, qui serait:

  1. Une façon de faire taire toute critique sociale, et que de plus, il détournerait des vrais complots et autres actes illicites de la part des «élites» politiques, économiques, scientifiques ou journalistiques
  2. Une limitation dictatoriale de la liberté d’expression
  3. Que l’étiquette de «complotiste» serait une atteinte à l’honneur, voire pour les plus hardis une forme de «pathologisation» ou «psychiatrisation» des personnes visées
  4. Ce qualificatif pousserait à la division de la société
  5. Nous aurions ainsi un point de vue normatif ou évaluatif — donc anti-scientifique, parce que la science demanderait une certaine neutralité — sur notre objet de recherche et de réflexion

Dans cette troisième et dernière partie, nous allons aborder les deux dernières critiques. L’affirmation que le qualificatif de «complotiste» utilisé dans les débats sur les réseaux sociaux ou dans les médias pousserait à la division de la société est certes en partie correcte: nous avons vu précédemment que ce terme est effectivement connoté négativement et donc dénigrant, mais infiniment moins que les graves accusations sans preuves contenues dans les théories du complot!

Il faut garder à l’esprit que ce qualificatif est une réponse à la division de la société première, bien plus importante que constituent les fake news et les théories du complot! Accuser les gouvernements, les instances scientifiques, médiatiques, politiques de soutenir par exemple un vaccin (soi-disant) inefficace, voire dangereux, juste pour le profit de quelques entreprises pharmaceutiques sans preuves suffisantes, sur les tribunaux populaires des réseaux sociaux en lieu et place des vrais tribunaux, seuls habilités à juger des preuves, est une véritable entreprise de division de la société. Accuser les démocraties de fraudes électorales sans preuves suffisantes est une véritable entreprise de division de la société. Accuser les élites dans leur ensemble de faire partie de vastes réseaux pédophiles, parce que quelques-uns de leurs membres l’ont été (comme Jeffrey Epstein par exemple), sans enquête et sans preuve, est une véritable entreprise de division de la société.

Pseudo contre-pouvoirs irrationnels

Ces théories du complot et toutes les autres — qui certes reposent parfois sur un fond de vérité, il y a eu de telles affaires par le passé, mais cela ne prouve aucunement qu’il y en ait actuellement, il faut enquêter au cas par cas — ont pour effet une division potentiellement dangereuse de la société démocratique par la méfiance inconditionnelle et irrationnelle qu’elles vont provoquer dans les institutions démocratiques (certes imparfaites, mais améliorables par la politique).

On a pu l’entrevoir par exemple avec les émeutes des partisans de Donald Trump ou Jair Bolsonaro, par certaines dérives violentes des coronasceptiques, ainsi que par des menaces d’enlèvements ou de meurtres de la part des milieux d’extrême droite complotiste. On peut considérer le complotisme comme le remplacement des contre-pouvoirs réels et professionnels démocratiques (médias, système judiciaire, instances étatiques de contrôle, science, politique — indépendants des intérêts financiers et enquêtant sur les possibles fraudes) par de pseudo contre-pouvoirs irrationnels, individualistes, narcissiques, en une parodie de justice populaire sur les réseaux sociaux. En accusant leurs critiques de pousser à la division de la société sans prendre conscience de leur propre responsabilité première, on retrouve ici une inversion accusatoire typique des projections complotistes.

La neutralité des chercheurs n'existe pas

La dernière critique parfois entendue au sujet de l’étude du complotisme serait qu’un point de vue normatif ou évaluatif serait contraire à la neutralité scientifique. Cette critique n’est pas plus pertinente que les autres: nous pouvons bien sûr avoir une parfaite neutralité scientifique — appelée «neutralité axiologique» par Max Weber — face aux protons ou la parallaxe de la planète Mercure, mais déjà moins par rapport à l’utilisation de l’Uranium enrichi ou face à une comète qui viendrait frapper la Terre… Les biologistes ne sont pas neutres quant à la sauvegarde des écosystèmes, les médecins face à la santé et la maladie ou la sous-nutrition, pas plus que les psychologues à propos du racisme, de l’extrémisme religieux ou politique, ou les sociologues concernant la pauvreté ou le populisme!

Ce qui reste neutre dans toutes ces pratiques scientifiques est l’application des méthodes standardisées, ce qui n’empêche pourtant pas d’avoir un point de vue évaluatif et normatif sur son objet d’étude. Au contraire, les recherches nourrissent ce point de vue évaluatif et normatif: les avis des psychologues sur le complotisme comme le mien dépendent très étroitement des données de nos recherches, qui sont en partie indépendantes de nos croyances et autres a priori.

Certaines recherches montrent par exemple que le complotisme est lié à certaines erreurs de raisonnement (biais cognitifs), à moins d’esprit critique, ou à des traits psychologiques et sociaux négatifs — précarité, niveau d’éducation moindre, traits paranoïdes ou anxieux — mais ces dizaines de recherches auraient très bien pu montrer l’inverse (davantage d’erreurs, moins d’esprit critique, plus de traits négatifs chez les moins complotistes)! Si peu de caractéristiques positives ont été observées chez les adeptes des théories du complot, ce n'est pas en raison des préconceptions des chercheuses et chercheurs, puisque chaque recherche pourrait en indiquer. Et si demain des études montraient le contraire de ce qu’ont montré les études précédentes, nous changerons notre avis en conséquence, comme la plupart des scientifiques le font (et pour celles et ceux qui s’y refusent, ce sont leurs collègues qui s’en chargeront…).

Nous pouvons certes choisir la méthode utilisée, les questions posées, mais pas les réponses des personnes interrogées! Et nous ne concluons qu’après plusieurs recherches utilisant des questions différentes, voire des méthodes différentes, comme les questionnaires et l’analyse des discours produits naturellement, par exemple sur les réseaux sociaux. Il arrive que nous ne confirmions pas nos hypothèses, comme dans toute recherche scientifique objective, et si possible, nous tentons de répéter les tests dans de nombreux pays, par de nombreuses chercheuses et chercheurs différents.

Vitale pour la sauvegarde de la démocratie

Arrivés au terme des critiques de la critique du complotisme que j’ai pu identifier, il convient de rappeler qu’elle ne constitue pas — comme souvent proclamé — de «l’anti-complotisme», puisque c’est une critique de la «religion du complot» (croyances en des complots sur base de preuves insuffisantes) et non pas de la «science du complot» (enquêtes professionnelles à la recherche de preuves directes de complots validées par les tribunaux). De plus, cette critique n’est pas idéologique, mais scientifique, parce qu’informée par des milliers de recherches scientifiques dont les résultats auraient pu indiquer l’inverse — et donc nous amener à faire au contraire l’apologie des théories du complot.

Au contraire, cette critique informée et rationnelle du complotisme est vitale pour la sauvegarde de la démocratie. Comme déjà conseillé précédemment, que celles et ceux qui en doutent visionnent la remarquable série de documentaires sur France TV intitulée «La fabrique du mensonge», qui fait l’état des lieux des risques que le complotisme fait courir à la démocratie: trumpisme et bolsonarisme allant jusqu’à de quasi-insurrections, antisémitisme plus ou moins larvé de tout complotisme un tant soit peu extrême, menaces de coup d’État de milices d’extrême droite complotistes en France (affaire Mia) et en Allemagne, menaces physiques des coronasceptiques sur les ministres de la Santé, les campagnes de désinformation numériques russes visant à déstabiliser les démocraties occidentales, accusations sans preuves de fraudes en démocratie, etc. Si certains ou certaines pensent qu’il faut restreindre la critique du complotisme à la dénonciation des illuminés qui croient que la Terre est plate malgré des millénaires de science, cet inventaire non exhaustif leur donnera l’occasion de mesurer l’ampleur de leur erreur.

Pour terminer, il faut certes veiller à ce que l’anathème «complotiste» ne soit pas mal utilisé (par exemple pour tenter de dénigrer une enquête en cours), et que la liberté d’expression soit le plus possible maintenue — mais comme on l’a vu, elle ne saurait être totale, avec le fameux problème de la tolérance de l’intolérance —, et cela est parfaitement compatible avec une critique raisonnée du complotisme, elle-même indispensable pour la sauvegarde de la démocratie, au même titre d’ailleurs que des contre-pouvoirs rationnels.

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