A d’autres époques, les icônes étaient Gandhi, Luther King, Kennedy, Mandela. Ou alors des stars du rock et de la pop comme John Lennon, Mick Jagger ou Michael Jackson. On les admirait, on les imitait, on les citait. Aujourd’hui, les icônes sont Elon Musk, Bill Gates, Jeff Bezos. On les admire, on les imite, on les cite.
Un élément fait toute la différence: les leaders d’opinion de notre temps ne sont plus des penseurs politiques ou des artistes planétaires, mais surtout des milliardaires. Ils sont rapidement passés du statut d’entrepreneur à celui d’influenceur. Ces stars aux milliards influencent nos idées, nos aspirations, nos comportements. Ce sont les dieux de l’Olympe de notre monde. Ils fabriquent des réseaux sociaux tentaculaires, font décoller des fusées, révolutionnent nos vies avec des smartphones, influencent le système de santé mondial, voyagent dans l’espace et nous font rêver. Pas étonnant que certains leur vouent un culte.
Nous admirons leur génie — Steve Jobs (cofondateur d’Apple) était aussi milliardaire à son décès en 2011 —, nous admirons leur réussite, leur mode de vie, leurs méthodes de travail, leur audace. Steve Jobs est une Bible de management à lui seul. Le t-shirt gris de Zuckerberg est légendaire, on peut l’acheter pour 40 dollars sur internet. Elon Musk est l’idole des étudiants HEC jusqu’aux patrons retraités. La «teslamania» n’aurait pas existé sans le charisme du fondateur. Dans les écoles de management, on «modélise» ces visionnaires pour tenter de répliquer leur réussite, comme les algorithmes des marchés financiers modélisent les traders vedettes pour tenter de répliquer leur performance en bourse. Au point que je m’en agace régulièrement sur Twitter ou Facebook, et nous allons voir pourquoi.
Une question légitime et non «populiste»
Parce que tout cela est bel est bon, mais l’année 2021 a connu une véritable explosion du nombre de milliardaires dans le monde. Ils sont aujourd’hui près de 2800, d’après Forbes, et leur fortune est montée en flèche entre 2020 et 2021, passant de 8 à 13’000 milliards. Soit plus que le PIB du Japon. Ne serait-il pas intéressant de se demander si ces milliardaires ont une responsabilité sociale? Non, la question n’est pas «populiste». J’anticipe déjà les commentaires fumeux de fans inconditionnels, qu’on peut récolter sur Facebook ou Twitter, fans qui généralement ne cherchent pas plus loin que le bout de leur nez.
Bien évidemment, les milliardaires ont une responsabilité sociale. S’engager pour le collectif n’est plus une option mais un devoir. Se soucier des inégalités, de l’environnement, des guerres, ne me paraît plus une option non plus. Faire preuve de transparence quant à tout ce qui a été financé par cet argent privé et qui concerne le public ne devrait plus être une option non plus. Refuser un creusement des inégalités et cesser de défendre des taux d’imposition élevés tout en lobbyant en coulisses pour avoir les taux les plus bas non plus. Lorsqu’on atteint une certaine taille et que l’on profite de nombreux investissements publics (Tesla, Apple et d’autres monopoles en ont bénéficié), on ne peut pas simplement privatiser les profits. Pas dans des économies qui se veulent libérales, où chaque chose a son prix.
Une gouvernance mondiale déséquilibrée
La question a trait à la gouvernance mondiale, qui devient déséquilibrée. On arrive à des absurdités croissantes en termes d’inégalités de richesses, qui ne sont pas toujours le fait du seul mérite des fortunés. Comme le soutien massif et démesuré aux marchés financiers, alors que seuls 10% des ménages les plus aisés ont accès aux marchés boursiers. Aux Etats-Unis et en Europe, les banques centrales injectent des fonds sans limites pour faire monter la bourse artificiellement, ce qui constitue de facto une subvention phénoménale aux plus grandes fortunes. Une sorte de redistribution massive vers le haut. Sur ce plan, aucune réflexion sur le caractère équilibré ou non de telles politiques.
En matière fiscale, le déséquilibre est tout aussi flagrant. En 2018, pour la première fois de l’histoire, les 400 familles les plus riches aux USA ont payé un taux d’imposition plus bas que les 50% de ménages les plus pauvres.
Mieux, entre 2014 et 2018, le ménage moyen américain qui gagne 70’000 dollars a payé 14% d’impôts fédéraux par an, alors que les 25 Américains les plus riches (Bezos, Buffett, Gates, Zuckerberg, etc.) ont payé un taux d’imposition effectif de 3,4%.
Les ultra-riches soufflent à l’oreille des politiques et obtiennent des faveurs dont ils sont les derniers à avoir besoin, au point de payer des taux d’imposition plus bas que les classes populaires et de bénéficier d’une montée parabolique de la bourse en pleine pandémie.
En coulisse, des politiques très antisociales
En 2018, une enquête révélait comment les 100 plus riches Américains sont engagés dans des politiques d’influence secrètes qui contredisent les discours tenus publiquement, et qui sont pour l’essentiel très antisociales, à lire dans The Guardian. L’argent des milliardaires s’exprime aussi à travers les financements occultes pratiqués à tous les étages aux Etats-Unis pour influencer la politique de manière très directe. Cet argent n’est pas seulement versé aux partis, mais aussi aux juges et aux médias, par une oligarchie qui veut acheter des institutions entières et leurs politiques (par exemple les frères Koch, milliardaires industriels), et qui veut faire passer cette corruption avancée pour de la «liberté d’expression» au sens du 1er amendement de la Constitution US.
Une nouvelle gouvernance devrait être pensée, mais la réflexion n’a même pas commencé. Il s’agirait de revoir la gouvernance mondiale pour tenir compte de la nouvelle donne: les nouvelles superpuissances, ce sont les milliardaires. Parce que leur poids dans l’économie, aux plus hauts niveaux de décision politique, sur le marché du travail, sur le monde de l’information, sur les marchés financiers, devient toujours plus démesuré, y compris en Occident. Surtout en Occident, même, car c’est là que se concentre, et de loin, la plus grande densité de milliardaires influents. En comparaison, la richesse des Etats, elle, est largement factice car si l’on déduit la dette, les PIB seront en terrain négatif.
Les «nouveaux royalistes»
La réflexion se heurte souvent à une mentalité de type «nouveaux royalistes». Ces derniers réfutent toute critique sociale à ce sujet, nous expliquent que c’est de la jalousie et de la médisance de demander des comptes aux milliardaires, que ce sont des mécènes et bienfaiteurs et que chacun rêverait d’être comme eux.
Une grande incurie, donc, mène à négliger la dimension sociétale et de gouvernance, face à des bouleversements majeurs des équilibres sociaux, qui mènent à des tensions et des soulèvements, sur lesquels même Klaus Schwab, fondateur du Forum économique mondial, ne cesse de mettre en garde dans son dernier livre, «The Great Reset». La solution in fine devrait venir des milliardaires (rêvons toujours): ils devraient se réunir et juger que les gouvernements sont ruinés, et qu’il s’agit pour eux de faire un acte héroïque en relevant d’eux-mêmes leurs impôts. Et, s’ils estiment que la machine de la redistribution étatique n’est pas fiable et qu’elle est définitivement détraquée, qu’ils créent un fonds social et philanthropique dans leurs pays respectifs, avec de vraies distributions. Si on est plus puissant que les Etats, autant faire mieux que les Etats.