Ce n’est pas d’un miracle suisse à l’Euro de football qui verrait la Nati devenir championne d’Europe, qu’a parlé Philipp Hildebrand. L’ex-numéro 1 de la Banque nationale suisse (BNS), devenu haut dirigeant de BlackRock, a parlé d’un boom économique post-pandémie qui sera fulgurant et fera de la Suisse la championne du monde de la reprise. Jouant sur la corde du miracle helvétique, l’homme fort de BlackRock voit la Suisse en rose.
Dans son discours, il a vendu du rêve à l’élite suisse de l’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux, réunie lors de la journée de l’industrie Swissmem, le 24 juin à Lugano (TI), en présence de Guy Parmelin. Prophétisant une reprise qui «éclipsera tout ce qu’on a vu auparavant», le financier d’origine bernoise a dépeint une Suisse première de la classe, qui effacera en un éclair les traces de la pandémie. Tout cela assure une belle opération RP, mais repose sur peu d’éléments économiques probants.
Hildebrand est aujourd’hui à la tête d’une firme qui est leader mondial de la gestion d’actifs – BlackRock – et qui compte parmi ses clients des gouvernements, comme la France et les instances de l’UE, et des institutions de premier ordre (possiblement la BNS, mais aucune information n’a jamais filtré à ce sujet). À cette journée de l’industrie, l’ancien patron de la Banque nationale semblait s’être donné pour mission d’insuffler de la confiance aux exportateurs, quitte à embellir un peu le décor. Le mot-d’ordre, également chez le président de la Confédération, était d’ailleurs «confiance».
Philipp Hildebrand a fait reposer ce pitch vitaminé sur quelques points forts: une bourse suisse qui a battu des records, un rebond de la consommation et du marché de l’emploi, un record de création de nouvelles entreprises. Pour extrapoler une reprise qui sera, encore plus qu’en 2008, l’une des plus rapides au monde. Discours dont il a évacué quelques zones d’ombre significatives. Comme l’échec de l’accord-cadre entre la Suisse et l'UE, très important pour les industriels présents, qui exportent 80% de leurs marchandises et services. Menace concomitante, la sortie de la Suisse du programme Horizon Europe qui intégrait le pays dans le financement continental de la recherche. Situation qui «menace la compétitivité du pays», a reconnu Martin Vetterli, président de l’EPFL.
Concédant que le commerce mondial a pris un coup, attribué au «protectionnisme et au populisme», Hildebrand, le président de Swissmem Martin Hirzel et Parmelin ont tous trois plaidé pour la «renaissance du libre-échange», l’ouverture et le retour dans Horizon Europe, conditions clés pour la compétitivité suisse. On reste toutefois au stade déclaratif, car la réalité ne suit pas. Guy Parmelin, pour avoir tiré la prise des négociations Suisse-UE et s’être heurté aux revendications des syndicats sur la protection des salaires, n’ignore pas à quel point la situation est bloquée avec l’UE.
Autre défi non abordé et qui ne va pas aider le boom historique que prédit Hildebrand, c’est la force du franc suisse, contre laquelle il s’était lui-même battu durant sa présidence de la BNS. Le franc, qui n’a plus jamais baissé à ses niveaux de 2007 (lorsqu’il ne valait que 1,70 pour 1 euro), reste obstinément haut pour les exportateurs, aux alentours de 1,10, et ce depuis la fin du taux plancher en 2015. Rien ne semble pouvoir l’infléchir tant que l’Europe maintient des taux d’intérêt très bas à négatifs (en Allemagne). Une épine dans le pied des exportateurs helvétiques.
Ensuite, si l’indice des actions suisses (SMI) a rebondi depuis la chute de 2020 et se trouve à son plus haut niveau, cela n’annonce pas forcément un boom. Il faut rappeler que le SMI s’est apprécié 3 fois moins que son homologue américain, le S&P 500, durant la dernière décennie. Les deux marchés sont à des années-lumière en termes de performance, tant le secteur technologique américain a tout raflé à l’Europe ces dernières années, pour s’offrir une trajectoire parabolique.
Certes, après 2008, l’économie suisse avait été la première à retrouver son PIB d’avant-crise, comme l’a souligné Philipp Hildebrand. Mais depuis, la globalisation a connu un coup d’arrêt, tout comme les relations avec l’UE. Les conditions d’un rebond spectaculaire sont moins réunies. Les salaires des Suisses ont stagné depuis une décennie, freinés par la concurrence globale, les primes maladie, les coûts du logement et les coûts de la santé. Si bien que les dépenses, elles aussi, ont stagné. Entre 2007 et 2017, la croissance des dépenses par habitant en Suisse n’a atteint que 1%, si on exclut les dépenses de santé. Les dépenses par habitant (hors santé) ont même reculé entre 2017 et 2019. Ces coûts qui pèsent sur le budget des ménages n’ont pas disparu, et un rebond durable serait donc surprenant. Qu’est-ce qui peut soulager le porte-monnaie des Suisses afin d’améliorer le revenu disponible? Telle est la question qu’il conviendrait de se poser.
Durant la pandémie, la mise en place rapide et efficace du chômage partiel a permis, il est vrai, de sauver des dizaines de milliers d’emplois, comme l’a relevé Hildebrand. Mais de nombreux jobs ne trouvent toujours pas preneur. Selon Manpower, 83% des entreprises suisses signalent actuellement des difficultés à pourvoir les postes vacants avec les profils appropriés, et un ajustement des salaires à l’inflation pourrait être nécessaire.
Enfin, on peut se réjouir que la Suisse domine constamment les classements des pays les plus innovants et compétitifs. Mais l’erreur serait de tout peindre en rose et de se reposer sur ses lauriers. Cette année, le nombre de brevets déposés par la Suisse a reculé pour la première fois depuis 2009. On sait aussi que derrière le vernis des classements, la réalité est que les brevets suisses, en nombre et en valeur monétaire, sont très concentrés entre une poignée de grandes entreprises, celles qui ont les moyens de financer une R&D de pointe. Une innovation plus largement répartie entre différents secteurs serait plus durable. Tout comme une politique qui valoriserait mieux les salariés serait le meilleur pari sur la consommation intérieure et le succès économique futur.
M. Hildebrand, expatrié depuis 9 ans à Londres et marié à une héritière milliardaire, devrait passer plus souvent ses vacances dans la Suisse du cru, et dans celle des périphéries, histoire de renouer avec le terrain. M. Parmelin devrait l’emmener faire un petit tour local, chaussé de bons éclaffes-beuses.