«Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe», avait déclaré, le 1er mars 2022, le ministre français Bruno Le Maire. Le choix de la guerre devait mettre la Russie «au ban des peuples et de l’Histoire», déclarait Emmanuel Macron le lendemain. Ceci, grâce à l’outil des sanctions, dont la capacité de dissuasion en faisait pratiquement la version économique de la bombe atomique.
Fast forward deux ans plus tard, et au lieu d’un effondrement, la croissance du «pays le plus sanctionné du monde» s’est accélérée au 1er trimestre 2024 à 5,4%, après avoir progressé de 4,9% au 4ème trimestre 2023. L’indice boursier des actions russes cotées en roubles (MOEX Index) a gagné 42% depuis le début des hostilités contre l’Ukraine, et le rouble est stabilisé à un niveau historiquement faible, mais qui arrange le budget russe. En outre, les plus grandes banques allemandes, italiennes, espagnoles, n’ont pas cessé leur activité en Russie comme cela avait pourtant été prévu par les sanctions. Elles ont triplé leurs profits l’an dernier en se substituant aux banques russes, sujettes à sanctions, ont dégagé 3 fois plus de bénéfices et versé 4 fois plus d’impôts au Kremlin qu’avant la guerre. Si elles n'accélèrent pas leur retrait de Russie, elles risquent des sanctions des Etats-Unis, qui intensifient leur portée extraterritoriale, dans un contexte où les gouvernements imposent 4 fois plus de sanctions que dans les années 1990, ce qui est toujours un aveu de faiblesse.
La Russie déjoue les pronostics
L’état de l’économie russe nous confronte à l’illusion de puissance que nous avons entretenue à l’Ouest en 2022. Punir comme il se doit l’agresseur de l’Ukraine, et avoir la capacité de le faire, la promesse fut galvanisante, et on pensait qu’il suffisait de le décider pour stopper l’ennemi dans ses plans. Mais force est de constater que nous ne disposons plus d’un tel pouvoir.
L’année 2022 avait déjà déjoué les pronostics du FMI, qui prédisait une chute de 8,5% du PIB russe. Le recul n’avait été que de 2,2%. Après quoi l’année 2023 avait réservé à la Russie une croissance de 3%. Sur l’ensemble de 2024, la Russie «devrait faire mieux que toutes les économies occidentales», souligne la BBC, qui se base sur les prévisions du FMI: «Le PIB russe devrait augmenter de 3,2%, soit nettement plus qu’au Royaume-Uni, en France et en Allemagne.»
L'Ouest a commis des erreurs d’appréciation
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné? Comment la Russie a-t-elle pu résister au boycott des pays développés, au gel de la moitié de ses réserves extérieures (300 sur 630 milliards de dollars) et de 1000 milliards d’actifs russes gelés au total, à l’exclusion de ses principales banques du système de paiements Swift et au plafonnement des prix de vente du pétrole et du gaz? Ces sanctions semblaient pourtant taillées pour mettre le pays à genoux et forcer le Kremlin à déposer les armes.
Mais avec le recul, des erreurs d’appréciation ont été commises. D’abord, les effets collatéraux des sanctions ont été sous-estimés. Les populations européennes ont payé de leur poche la flambée de l’énergie, qui avait déjà coûté à l’Allemagne 100 milliards d’euros après une année de guerre, créant un effet boomerang des sanctions. Au même moment, la flambée des prix de l’énergie et l’échec du plafonnement imposé à la Russie ont hissé les recettes d’exportation du Kremlin à des niveaux exceptionnels dès 2022, se traduisant par un quadruplement des excédents de sa balance des paiements courants par rapport au niveau d’avant-guerre.
D'autres alliés hors de l'Europe
Ensuite, et c’est lié aux recettes précitées, la Russie a trouvé plus vite que prévu d’autres débouchés hors d’Europe, ce qui a eu pour résultat d’atténuer l’effet des sanctions au point de les rendre indolores. Ces autres débouchés, ce sont les nombreuses puissances émergentes qui n’ont pas appliqué de sanctions contre la Russie, comme la Chine, l’Inde et la Turquie. A elles seules, ces trois puissances représentaient ce début d’année les trois quarts des exportations d’énergie russes et compensaient la chute des ventes de la Russie vers les 27 pays de l’UE, les Etats-Unis, le Japon et la Corée du Sud réunis.
On avait manifestement sous-estimé le poids économique de ces nouvelles puissances. Face à ces brèches béantes, les Etats-Unis ont certes resserré la vis, avec un décret américain qui cible directement, depuis décembre, ces pays qui offrent une alternative à Moscou ou servent de plateformes de réexportation. Des banques chinoises, turques et émiraties, dans le viseur de Washington, auraient coupé les liens avec la Russie depuis ce début d’année.
Mais à nouveau, ces restrictions, fruit d’une extraterritorialité américaine qui a son coût géopolitique, peuvent être contournées, à travers des juridictions et structures intermédiaires, comme en témoigne l’accélération de la croissance russe ce même 1er trimestre. Il sera toujours plus difficile pour les Etats-Unis d’utiliser leur économie comme arme et de faire appliquer des décrets extraterritoriaux à des économies comme la Chine et l’Inde, candidates aux 1ère et 2ème places sur le podium des grandes puissances ces prochaines décennies. Quant à la Turquie, elle est membre de l’OTAN avec un pouvoir de veto, et c’est une puissance-pivot entre l’Europe, le Proche-Orient et l’Asie, avec laquelle il faudra composer.
Une nouveauté géopolitique
C’est ainsi que pour la Russie, le contournement des flux d’exportations habituels se poursuit, grâce à la fracture géopolitique qui existe entre le Nord et le Sud et qui constitue le principal game changer face à la Russie. Enfin, tout comme il a manqué un consensus anti-russe au niveau mondial, il a manqué un effet de surprise: la Russie était préparée aux sanctions, car l’Ouest lui en avait déjà imposé après l’annexion de la Crimée et «le Kremlin avait œuvré à rendre la Russie sanctions-proof [i.e. moins dépendante de l’Occident]», comme l’explique CNN.
Certes, la croissance russe doit presque tout au complexe militaro-industriel et très peu au secteur civil. Le PIB a été gonflé par l’explosion des commandes militaires destinées à poursuivre l’offensive contre l’Ukraine. L’économie russe souffre par ailleurs d’une insuffisance de main-d’œuvre, et d’une dépendance excessive aux exportations d’énergie, qui pèsent près du cinquième de son PIB. Enfin, la faiblesse du rouble, même si elle rend les exportations compétitives, va à l’encontre de l’objectif d’en faire une devise commerciale de choix au moment où le pays veut se dédollariser.
Il reste qu’aujourd’hui, «l’ordre libéral international est en train de voler en éclats», annonce The Economist dans son numéro du 10 mai, qui constate que le système américano-centré cède la place à un monde divisé. Et comme on le voit, un pays peut croître économiquement sous sanctions maximales du G7 et hors de toute coopération avec les économies développées. C’est sans doute la nouveauté géopolitique de ce début de millénaire.