Je ne suis pas le seul à avoir été ému. Croyez-moi. Lorsque Volodymyr Zelensky a terminé son discours devant le Parlement européen, ce jeudi 9 février vers 11h30, notre distance habituelle de journaliste s’est un peu brisée. Durant une trentaine de minutes, le président ukrainien venait de faire, dans l’hémicycle bruxellois, l’éloge de l’Europe, de son mode de vie: «Une Europe où les États et les sociétés essaient de s’entraider et comprennent leurs diversités de valeurs. Où les frontières ne sont pas violées.»
Nous savions tous que ce discours allait être très politique. Nous savons que Volodymyr Zelensky fait tout, avec son talent de comédien, pour faire admettre aux Européens que les Ukrainiens agressés par la Russie font partie de leur famille. Mais comment contrôler l’émotion, même attendue et anticipée? «Le jour où la paix revient pour de bon, ils sont dans l’Union. J’en fais le pari», glisse à mon oreille un huissier, entre deux élus hongrois pas très causants. Pas faux.
«Notre Union européenne a toujours été à vos côtés»
J’ai regardé ce discours depuis la tribune de presse. Au fond. Coincé entre deux caméras: celle de la télévision du parlement, et celle d’une chaîne de TV polonaise. Volodymyr Zelensky n’a rien dit de nouveau. Il n’a pas non plus listé les armes lourdes dont son armée a besoin pour résister. Il s’est juste contenté, comme il l’a fait mercredi à Londres puis Paris, de redire qu’une armée sans appui aérien, c’est-à-dire sans avions modernes, est aujourd’hui une armée abandonnée. La force de son discours n’était pas d’utiliser des mots tragiques. Sa force, c’est d’avoir dit merci à dix reprises au moins. Quelle belle idée que de remercier toutes les catégories d’Européens, une par une: fonctionnaires, diplomates, journalistes, humanitaires, entrepreneurs, soldats… L’acteur politique Zelensky jouait ce matin l’un de ses meilleurs rôles dans une enceinte où, ces temps-ci, flottent le triste parfum de la corruption après l’affaire du «Qatargate».
La guerre. Ses morts. Ses horreurs. Ses combats. Zelensky, dans son pull noir frappé du trident ukrainien, en a parlé avec des mots que personne, avant lui, n’avait utilisés ici. D’autres pays du continent européen ont fait face à des guerres, notamment durant la désintégration de l’ex-Yougoslavie. La Croatie et la Slovénie, devenus pays membres à part entière, ont connu les horreurs de ce conflit. Mais les Européens, à l’époque – et ce fut un drame – ne considéraient pas cette guerre comme la leur. Ils ont tardé. Ils ont laissé les Balkans s’enflammer.
Changement cette fois. Roberta Metsola est à quelques mètres de moi, à la tribune, assise à côté du président ukrainien. Elle regarde fixement Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission et, derrière elle, l’ensemble des commissaires. Les longs applaudissements des eurodéputés viennent de se terminer. Et la présidente du Parlement européen scelle le pacte en direct avec Kiev: «Je suis fière de dire que cette maison de la démocratie européenne, ses membres – notre Union européenne – ont toujours été à vos côtés. Nous comprenons que vous vous battez non seulement pour vos valeurs, mais aussi pour les nôtres. Pour ces idéaux qui nous lient en tant que sœurs et frères. Qui font de nous, tous, des Européens. Parce que l’Ukraine est l’Europe, et que l’avenir de votre nation est dans l’Union européenne.» Cette promesse-là, on peut parier que Zelensky et les Ukrainiens ne l’oublieront jamais.
Quelle stratégie oratoire!
Ce qui frappe le plus, chez Zelensky, est sa stratégie oratoire. Il sait combattre avec les mots. Ses «Merci» sonnent juste. Son éloge, en anglais, du «mode de vie européen», fait soudain surface au milieu de son discours, prononcé en ukrainien. Zelensky parle de la guerre en la détestant. C’est sa force. Il sait que les 27 chefs d’État ou de gouvernement l’attendent dans le bâtiment voisin du Conseil européen. Alors il bombarde… de mots. «Cette guerre totale qui a été lancée par la Russie n’est pas qu’une simple guerre territoriale dans un coin de l’Europe. Étape après étape, le Kremlin a essayé d’annihiler la vie humaine. […] 140 millions de citoyens russes ne sont que de la chair à canon, des gens simplement appelés à porter une arme. C’est la suprématie de l’obéissance.» Obéissance ou liberté: voilà l’angle de tir pour cette journée à Bruxelles.
J’ai regardé les eurodéputés. Beaucoup arboraient un signe distinctif pro ukrainien. Un pin’s. Une cravate aux couleurs bleue et jaune. Un foulard. Un badge épinglé sur la veste. Tout au fond de l’hémicycle, en haut, pas un mot, aucune salve pro russe des élus d’extrême-droite, qui regrettent d’ordinaire en permanence l’absence de dialogue avec Moscou. J’ai vu deux députés du Rassemblement national français applaudir Zelensky! Personne, après le discours, pour le critiquer malgré mes questions. Courage, fuyons…
Voilà la réalité. Il s’agissait, pour l’homme fort de Kiev, de faire une démonstration de force politique. C’est fait pour l’acte I de sa visite à Bruxelles. Cela ne veut pas dire qu’il obtiendra tout, loin de là. Cela ne veut pas dire que les promesses seront tenues. Mais devant le parlement et alors que résonnait le long (très long) hymne ukrainien, Volodymyr Zelensky a forgé un peu plus l’image qu’il veut laisser, parce qu’elle conditionne le débat et les actes: celle d’un grand résistant européen.