F.E Warren AFB. Pour l’immense majorité des Américains, ces initiales et ce nom ne veulent tout simplement rien dire. Mais depuis jeudi 6 octobre, la base de missiles nucléaires Francis E.Warren située à trois kilomètres de Cheyenne, la capitale de l’État rural du Wyoming, est de nouveau citée à la une des médias aux Etats-Unis.
Un risque «d’apocalypse nucléaire»
Et pour cause: depuis que Joe Biden a averti, ce jour-là, sur le risque de voir la Russie déclencher une «apocalypse nucléaire», les silos des missiles transcontinentaux porteurs d’une charge atomique suscitent de nouveau la curiosité et la peur. Personne, bien sûr, ne croit que Vladimir Poutine frappera le territoire américain. Mais la base FE.Warren est en état d’alerte. Les visites touristiques des silos nucléaires désaffectés ont été suspendues. Et une question flotte en suspens: comment répondre, si le Kremlin choisit l’escalade avec une bombe nucléaire tactique dont la puissance permet de «vitrifier» une zone de plusieurs dizaines de kilomètres carrés?
Cette question, les Américains se la posent d’autant plus que leur arme vedette livrée aux Ukrainiens, l’HIMARS (l’acronyme pour High Mobility Artillery Rocket System – un lanceur mobile à roquettes multiples) commence à manquer dans les arsenaux de l’US Army. «Certains stocks militaires américains atteignent les niveaux minimums nécessaires aux plans de guerre et à l’entraînement. Continuer de les vider, pour les munitions comme pour les armes, dépend du degré de risque que les États-Unis sont prêts à accepter», a averti à la mi-septembre un rapport du Center for Strategic & International Studies (CSIS) signé de Mark Cancian, un expert des questions de défense.
Lokheed Martin prié d’accélérer la fabrication d’HIMARS
Preuve de cette inquiétude: l’armée américaine vient de demander au fabricant Lookheed Martin – dont la division aérienne fabrique les chasseurs F35 achetés par la Suisse – d’accélérer la fabrication des nouveaux HIMARS commandés, alors que leur production avait cessé depuis 2021. Entre les exercices 2024 et 2028, l’État-Major envisage aujourd’hui un minimum de 24 nouveaux lanceurs par an et un maximum de 96, soit un total de 120 à 480 sur cinq ans. L’armée américaine dispose actuellement de 363 HIMARS et les corps des Marines 47. En plus de la vingtaine de lanceurs livrés à l’Ukraine, la Roumanie en a acheté 18 et commandé 54. Et des pays alliés tels que Singapour, la Jordanie et surtout Taïwan (qui en possèdent déjà) en demandent davantage pour leur arsenal.
Le dilemme militaire américain est bien détaillé par l’étude du CSIS. «En continuant les livraisons à l’Ukraine au rythme actuel, la formation des unités sera plus difficile faute d’un ensemble complet d’équipements. En outre, il existe un défi politique: la plupart des unités dont les arsenaux se retrouvent vidés sont celles de la Garde nationale, fortement représentée au Congrès, explique son auteur. Or les élus ont toujours été réticents à accepter un statut de seconde zone pour la Garde nationale.»
L’importance des stocks de munitions
Coté rapport de force avec les autres puissances, le bât risque aussi de blesser: «Pour les munitions, les États-Unis ont besoin de maintenir des stocks pour soutenir les plans de guerre, juge l’analyste du CSIS. Pour certaines munitions, le plan de guerre principal serait un conflit avec la Chine et Taïwan ou dans la mer de Chine méridionale; pour d’autres, en particulier les systèmes terrestres, le plan de guerre principal serait la Corée du Nord ou l’Europe. Les jugements sur le risque découlent d’hypothèses sur la durée et l’intensité du conflit, le rôle des alliés et des partenaires, et la nature de la menace.»
D’où sa conclusion: «Libérer des stocks supplémentaires à envoyer en Ukraine suppose que les estimations de la menace directe russe pour les Etats-Unis évoluent.»
Même risque pour les missiles anti-tanks
Autre catégorie d’armes livrées à l’Ukraine dont les stocks commencent à fondre: les missiles anti-tanks. «Les États-Unis ont donné environ un tiers de leur inventaire à l’Ukraine, et des rapports ont fait état de préoccupations de l’armée quant à la possibilité d’en avoir suffisamment pour d’autres conflits, poursuit le rapport du Centre For International Strategic Studies.» Exemple: mille missiles Javelins supplémentaires doivent être livrés à Kiev dans le «paquet» de 775 millions de dollars approuvé par Washington le 19 août, alors que le taux de production actuel est du même nombre. «Il faudra de nombreuses années avant que l’inventaire ne soit entièrement reconstitué», complète l’étude.
Les Européens, par ricochet, se retrouvent de nouveau sollicités par les États-Unis qui leur demandent d’assurer leur part du fardeau militaire ukrainien. En réponse, le président français Emmanuel Macron a évoqué vendredi 7 octobre la possible livraison de six à douze nouveaux canons mobiles Caesar qui devaient être initialement livrés à l’armée danoise. Le pays le plus visé par les critiques américaines et ukrainiennes est l’Allemagne. La livraison promise de chars allemands Leopard a beaucoup trop tardé.
«Signaux décevants de la part de l’Allemagne»
«Des signaux décevants de la part de l’Allemagne alors que l’Ukraine a besoin de Leopard et des véhicules blindés Marders maintenant pour libérer les gens et les sauver du génocide», a récemment tonné le ministre des Affaires étrangères ukrainien. La réalité est en effet incontournable: plus les contre-offensives ukrainiennes se poursuivent et sont victorieuses, plus elles nécessitent un soutien important pour les consolider.
Vladimir Poutine, qui joue plus que jamais la montre en misant sur l’hiver qui arrive, ne manquera pas d'en tirer une leçon: le sort de la guerre qu’il a choisi de déclencher dépendra aussi de la capacité des arsenaux occidentaux à soutenir le choc.