C’est un voyage dans la mémoire de l’Italie que beaucoup ont de bonnes raison de redouter. Le centième anniversaire de la «Marche sur Rome» (28 au 30 octobre 2022) qui conduisit Benito Mussolini et ses «camicie nere» (chemises noires) à s’emparer du pouvoir est tout, sauf une commémoration comme les autres.
Logique: pour la première fois depuis la mort du «Duce», pendu le 28 avril 1945 par des partisans à Giulino di Mezzegra, dans le nord de l’Italie, une de ses héritières politiques proclamées siège au palais Chigi, le siège du gouvernement. Giorgia Meloni, 45 ans, a tout au long de sa carrière revendiquée sa filiation avec le mouvement fasciste, avec lequel elle prend maintenant ses distances. A plusieurs reprises, la dirigeante du parti Fratelli d’Italia, victorieux dans les urnes aux législatives du 25 septembre, a salué les qualités de «bon politicien» de l’ex-dictateur. Mussolini-Meloni? Cent ans après, la question d’un possible retour du fascisme en Italie plane évidemment au-dessus de la péninsule.
La passation de pouvoir entre Mario Draghi et Giorgia Meloni:
Mussolini et la Suisse
Mussolini est, en plus, de retour au sens propre. Il n’est pas ressuscité. Il n’a pas repris la tête de ses «faisceaux», ses commandos de volontaires souvent recrutés parmi les anciens combattants de la première guerre mondiale, les «arditi d’Italia» (les patriotes italiens). Celui qui deviendra le Duce après avoir, au début du XXe siècle, travaillé comme journalier et maçon en Suisse avant de s’engager dans le syndicalisme à Lausanne (de 1902 jusqu’à son expulsion en juin 1904 pour «agitation»), n’est pas revenu parmi nous.
Mais il est de retour sur les affiches, dans la rue, dans les discours, et au cinéma aussi. Sorti en 2018, «Sono Tornato» («Je suis de retour») est un film que des cinémas continuent de projeter. Il mêle images d’archives et fiction. A Predappio, la localité italienne où Mussolini est enterré aux côtés de ses parents au cimetière de San Cassiano, entre Bologne et Saint-Marin, il est régulièrement projeté sur grand écran, parfois même en plein air. Et il n’est pas rare d’entendre à la sortie, parmi les spectateurs, «Ha anche fatto delle cose buone» (Il a aussi fait de bonnes choses)…
«Pas de place pour les nostalgiques du fascisme»
1922-2022: le fascisme à la mode Mussolini, plus social, moins terrifiant et bien moins meurtrier que le nazisme d’Adolf Hitler, pourrait-il revenir? Juste après les élections du 25 septembre et la victoire de Giorgia Meloni, l’écrivain italo-suisse Giuliano Da Empoli balayait cette question. «Je n’ai aucun doute que l’Italie, dans les années à venir, restera une démocratie avec une presse libre et une démocratie qui fonctionne», nous expliquait l’auteur du «Mage du Kremlin» (Ed. Gallimard), son roman sur Vladimir Poutine qui lui vaudra peut-être, le 3 novembre, de recevoir en France le prestigieux Prix Goncourt après l’obtention du Grand Prix de l’Académie française. Giorgia Meloni a aussi rassuré, dès sa nomination à la tête de la péninsule, en réaffirmant que dans son parti «il n’y a pas de place pour les nostalgiques du fascisme, ni pour le racisme et l’antisémitisme».
Le mauvais vent de l’autoritarisme
Reste l’air du temps. Le mauvais vent de l’autoritarisme qui souffle de Moscou et de Pékin, la colère sociale, les immigrants désignés comme boucs émissaires. Dans une remarquable série d’articles historiques sur la «Marche sur Rome» de 1922, le quotidien français «Le Monde» a bien montré comment Benito Mussolini reste le «fantôme» de la République italienne: «Déployer une banderole à la gloire du Duce dans l’indifférence générale en plein centre de la capitale… Une situation similaire serait-elle seulement imaginable en Allemagne? Sans doute que non […] En Italie, la mémoire de la période totalitaire est tout autre.»
La convergence des époques
Un autre élément inquiète: la convergence des époques. 1922 marquait l’entre-deux-guerres. A Paris, les «années folles», riches de créativité artistique, dominaient la scène. Mais deux éléments alors minaient la société italienne, et la plupart des sociétés européennes: les blessures non refermées de la guerre avec le sentiment d’humiliation qui dominait chez les vaincus allemands et austro-hongrois (l’Italie fut d’abord neutre avant de s’engager aux côtés des alliés contre l’Autriche-Hongrie), et les inégalités sociales qui éclateront au grand jour avec la crise économique de 1929.
Or Mussolini et sa «Marche sur Rome» incarnent une forme de réponse qui garde des échos aujourd’hui. Une volonté socialiste affirmée. Un éloge de l’autorité. Un nationalisme flamboyant qui nourrit ses aventures coloniales. Mussolini s’est nourri, avant la Première guerre mondiale, de la lutte contre «l’oppresseur autrichien». Cent ans après, même si elle vient de rassurer sur son engagement européen et sur la place de l’Italie dans l’Union, Giorgia Meloni pointe sans cesse Bruxelles du doigt. Elle dénonce l’oppression communautaire. Elle n’a cessé de répéter, durant sa campagne, qu’elle est Italienne, catholique, défenseure des valeurs familiales et qu’elle défendra «le droit à ne pas avorter».
Retrouvez Giuliano Da Empoli dans «C ce soir»:
«Attention au mot fascisme»
Alors, Mussolini de retour dans les têtes? «Il faut faire attention au mot fascisme, estime l’universitaire Marc Lazar, spécialiste de l’Italie et auteur de «Peuplecratie» (Ed. Gallimard). 1922-2022, c’est une année de commémoration qui fait autant remonter à la surface les nostalgiques de la dictature que l’opposition à celle-ci. Se souvenir de la 'marche sur Rome', c’est aussi redire l’antifascisme.» La preuve: plusieurs mouvements antifascistes ont appelé à défiler ces jours-ci dans Rome, pour redire que le pays n’est pas prêt à pardonner Mussolini. D’autres marcheront, ce vendredi 28 octobre, à Predappio, près de la tombe de Mussolini, sur l’air de «Bella Ciao», le célèbre chant des résistants italiens.
Impossible toutefois, avec Giorgia Meloni au pouvoir, de nier le risque d’un retour du sombre passé de la péninsule. Au moins en arrière-plan. La nouvelle présidente du Conseil est l’héritière autoproclamée de Giorgio Almirante, le fondateur du Mouvement social italien (MSI), qui perpétua la pensée mussolinienne. Voilà aussi que revient sur le devant de la scène Gianfranco Fini, l’ancien président du MSI, qui s’est détourné de ses origines néofascistes pour intégrer la droite traditionnelle au début des années 2000 (il fut ministre des Affaires étrangères dans les gouvernements de Silvio Berlusconi). «Les nationalistes italiens, à la différence de leurs homologues français, étaient partisans d’une politique conquérante, d’un 'impérialisme du pauvre', fondé sur l’idée que l’Italie était une nation 'prolétaire', à laquelle les 'nantis' refusaient sa 'place au soleil' qui lui revenait de droit», affirmait l’historien Pierre Milza, décédé en février 2018.
«La révolution mussolinienne était d’abord nationale»
Et de poursuivre dans la revue française «L’Histoire»: «La révolution mussolinienne était d’abord nationale. Elle s’appuyait sur le prolétariat, parce qu’il constitue une catégorie plus saine que les autres, mais aussi sur la fraction de la bourgeoisie, celle des 'producteurs', que le règne de l’argent et les compromissions avec la vieille classe politique n’ont pas encore corrompue. Elle visait à instaurer non une société égalitaire, mais une société dans laquelle le pouvoir et les honneurs iront aux capacités, au mérite et à la reconnaissance des services rendus.» Mot pour mot, cette définition pourrait fort bien être reprise aujourd’hui par Giorgia Meloni, dont l’habileté géopolitique est d’avoir rassuré les Etats-Unis à propos de l’Ukraine, et d’avoir évité pour l’heure l’affrontement direct avec l’UE.
Benito Mussolini est bien mort et enterré. Ses rêves, en revanche, n’ont pas fini de nourrir certains fantasmes de 2022.
A lire: «Le noir et le brun», une histoire illustrée du fascisme et du nazisme par Jean-Christophe Buisson (Ed. Perrin)