La Transnistrie est un baril de poudre. Littéralement. C’est dans cette enclave séparatiste pro-russe de Moldavie, peuplée de 500'000 habitants russophones, que se trouve encore l’un des plus importants dépôts de munitions hérité de l’ère soviétique. Or cette enclave a fait, le 28 février, irruption dans le conflit en Ukraine, en demandant à la Russie une «protection» contre la République de Moldavie.
En Transnistrie, connue pour son club de foot le Sheriff Tiraspol (opposé au Servette Genève en novembre 2023) se trouve une montagne d’obus, de cartouches et d’affûts d’artillerie, dont l’Ukraine voisine aurait tant besoin pour se défendre, est gardé par des unités de l’armée russe qui peuvent, à tout moment, devenir une menace sur le flanc sud-ouest du théâtre d’opérations ukrainien. Vladimir Poutine peut-il choisir de le faire exploser, d’une façon ou d’une autre? Ce n’est pas exclu. Voici pourquoi et comment.
La Transnistrie, un conflit gelé parfait pour Poutine
Disposer, dans un pays ennemi, d’une enclave pro-russe contrôlée militairement et activable à souhait comme instrument de déstabilisation est le scénario préféré de l’ex-colonel du KGB Vladimir Poutine. Ce schéma existe en Géorgie, où la Russie contrôle les républiques sécessionnistes d’Ossétie du sud et d’Abkhazie. C’est, sous une autre forme puisqu’elle est reconnue par la communauté internationale comme territoire russe, le cas de l’enclave de Kaliningrad, situé entre la Pologne et la Lituanie.
Dans le cas de la Transnistrie, bande de territoire située en Moldavie, à la frontière de l’Ukraine, l’enjeu stratégique est majeur. Tiraspol, la capitale de cette enclave séparatiste qui revendique le rattachement à la Russie, mais émet sa propre monnaie, est située à proximité d’Odessa, le grand port ukrainien de la mer Noire, ville historique de l’ex-Empire russe. Regardez attentivement une carte et vous comprendrez pourquoi la Transnistrie est stratégique. Elle peut permettre à Moscou de clôturer un axe est-ouest (en gros, de Marioupol à Tiraspol) de contrôle des rivages de la mer Noire. C’est un verrou continental et maritime explosif.
La Transnistrie, poison pour une Moldavie faible
La Moldavie, pays de 2,6 millions d’habitants situé au sud-ouest de l’Ukraine, frontalier de la Roumanie et sans accès à la mer Noire, est un pays otage des circonstances. Il s’agit, en partie, de l’ancienne Bessarabie, qui se termine à l’embouchure du fleuve Danube, artère cruciale de commerce avec le reste de l’Europe. Or la Moldavie est fragile. Chisinau, sa capitale, jouit d’une paix et d’une tranquillité largement due à la promesse des Européens de protéger ce petit pays qui a accueilli, la seconde réunion de la Communauté politique européenne (CPE), ce forum informel de 46 pays et organisations dont fait partie la Suisse.
Problème: la Moldavie ne peut pas se défendre seule. Elle le peut d’autant moins que l’ancienne base de la 14e armée soviétique située à Cobasna, en Transnistrie, est une forteresse héritée de l’époque où l’ex-URSS défiait l’OTAN. En plus d’être un dépôt de munitions dont les experts ne connaissent pas le contenu exact, Cobasna est un dédale de tunnels, d’abris souterrains, de bunkers qui se transformeraient en casse-tête militaire majeur en cas de conflit ouvert, pour les Moldaves comme pour leurs alliés occidentaux.
La Transnistrie, tremplin pour l’armée russe
Si l’on regarde une carte, la ville de Cobasna, au nord de la Transnistrie, n’a rien d’une citadelle imprenable. On peut même se demander pourquoi les forces ukrainiennes, aidées par leurs alliés, n’ont pas cherché à en prendre le contrôle dès le début de la guerre, afin de la neutraliser. La réalité est que toute la zone est fortifiée. La 14e armée soviétique, dont cette base était le QG, a été créée en 1939. Elle est, après l’arrêt des combats entre les pro-Russes et les pro-Moldaves en 1992, devenue le «groupe opérationnel des forces russes en Transnistrie» en 1995, sous le commandement d’un Général russe. Moralité: rien de ce qui se passe dans son voisinage n’échappe aux radars et à la surveillance de Moscou.
Faire éclater un conflit dans cette poudrière n’est en plus pas difficile, même si la Moldavie et la Transnistrie ont appris à vivre ensemble, comme le prouve la possibilité pour les touristes de se rendre dans l’enclave sans visas pour une journée. Il suffirait d’un incident monté de toutes pièces pour que la violence se déchaîne. On ne peut pas l’exclure si, à l’est, du côté de Kherson (à environ 300 kilomètres), les Russes venaient à enfoncer le front ukrainien.
La Transnistrie, défi pour l’OTAN et l’UE
La Moldavie est un pays neutre, comme la Suisse. Mais peut-elle le rester alors qu’elle est située à la périphérie de la guerre avec l’Ukraine, et que l’Union européenne lui a accordé le statut de pays candidat? Dans les faits, ce petit pays se retrouverait en effet dans une position intenable si Vladimir Poutine accentuait sa pression militaire à travers la Transnistrie, et cherchait à le déstabiliser, comme l’affirme régulièrement sa présidente proeuropéenne Maia Sandu.
Celle-ci, rééligible pour un second mandat, va d’ailleurs devoir se représenter devant les électeurs cette année, en 2024. Un référendum sur l’adhésion future à l’Union européenne sera aussi proposé dans les urnes. Comment faire, dès lors, pour assurer la sécurité de cet État qui, déjà, arbore partout le drapeau bleu étoilé de l’UE, et dont les frontières sont en partie contrôlées par Frontex, l’agence européenne dont la Suisse est membre?
La Transnistrie, une poudrière enviée
La 14e armée soviétique qui séjournait en Transnistrie sous l’ère soviétique était un mastodonte. Ses dépôts de munitions, d’armes et de chars remplissaient les entrailles de la terre, pour échapper à d’éventuels bombardements aériens alliés. Qu’en reste-t-il aujourd’hui, après des années passées à piller ses dépôts connus de tous les marchands d’armes du monde entier? Difficile à dire. Mais pour une Ukraine assiégée, en rupture de stocks pour ses armes, la base de Cobasnas peut devenir une cible. Mettre la main sur cet arsenal pourrait changer la donne sur le front. Bien sûr, les Russes se défendraient et l’hypothèse d’une escalade ne peut pas être écartée. Reste la poudrière. Peut-on accepter qu’elle reste là sans rien faire?
Vladimir Poutine a pour l’heure choisi d’ignorer les appels à l’aide de la république séparatiste, que Moscou ne reconnaît pas. Parce qu’il la considère comme «perdue» de facto, ou parce qu’il attend un moment plus propice pour utiliser ce pion stratégique?