Un an de guerre en Ukraine a fait exploser la mondialisation. C’est aussi simple que cela. Bien sûr, la pandémie de Covid-19 avait auparavant fait son œuvre, gelant les circuits commerciaux et le trafic maritime. Certes, le protectionnisme américain incarné par l’IRA adopté en août 2022 par le Congrès est avant tout la conséquence de la confrontation économique entre les États-Unis et la Chine. La guerre en Ukraine elle-même, enfin, est responsable de ce grand dérèglement de la mondialisation, en particulier pour l'énergie et le commerce des céréales.
Mais il suffit d’entendre les dirigeants des pays émergents, en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, pour comprendre que leur colère est d’abord dirigée contre les sanctions prises par les Européens et les Américains contre la Russie. Au total? Dix paquets de sanctions côté UE, dont le dernier est attendu pour ce vendredi 24 février, premier anniversaire de l’agression russe contre l’Ukraine. Bienvenue dans un monde qui a radicalement changé depuis douze mois. Retour sur les trois questions soulevées par les adversaires des sanctions.
Les sanctions contre la Russie divisent la planète
Il faut l'admettre: dans la majeure partie du monde, les sanctions économiques et financières destinées à mettre la Russie à genoux pour l’obliger à se retirer d’Ukraine sont perçues comme la caricature d’une guerre occidentale. Pour rappel: il n’existe pas, à ce jour, de sanctions internationales contre Moscou votées par le Conseil de sécurité de l’ONU comme c’est le cas pour le Soudan du Sud, la Corée du Nord ou le Mali (auxquels s’ajoutent onze autres pays), à chaque fois dans le but de faire taire les armes dans ces pays en guerre.
Les sanctions contre la Russie ont été prises, depuis un an, par les 27 pays membres de l’Union européenne (à l’unanimité), et par les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon et le Canada. Elles sont mises en œuvre par d’autres pays alliés, comme la Suisse, la Norvège ou la Corée du Sud. À l’inverse, de grands pays clients et fournisseurs de la Russie, comme l’Inde, la Chine, la Turquie ou le Brésil, se refusent depuis le début à sanctionner le gouvernement et les entreprises russes, avec lesquels il continue de commercer.
L’exemple de l’Afrique du Sud, qui refuse de sanctionner la Russie:
Les Européens et les Américains ont, pour faire simple, pris trois types de sanctions depuis le 24 février 2022. Les premières portent sur l’exportation d’hydrocarbures par la Russie, afin de tarir cette source considérable de revenus. Les secondes portent sur l’élite russe: à ce jour, et avant l’entrée en vigueur du dixième paquet de sanctions, l’Union européenne a sanctionné 1386 personnes et 171 entités, interdites de voyager dans l’espace Schengen, dont les avoirs en Europe doivent être gelés s’ils sont dûment identifiés.
Le troisième type de sanctions est technologique. Les biens suivants ne peuvent plus être vendus à la Russie: technologies de pointe (par exemple les ordinateurs quantiques et les semi-conducteurs avancés, les produits électroniques haut de gamme et les logiciels), machines et équipements de transport, technologies nécessaires au raffinage de pétrole, technologies nécessaires au secteur de l’énergie, de l’aviation ou de l’espace, radiocommunication… Deux embargos s’ajoutent à cette liste: l’un sur les produits de luxe (voitures de luxe, montres, bijoux) et l’autre, logique, sur les armes à feu civiles et sur le matériel militaire. Le dernier paquet de sanctions américain, adopté le 24 février, veut cibler «les secteurs russes de la défense et de la haute technologie, ainsi que la mise en place de mesures visant à anéantir des tentatives visant à contourner les sanctions déjà mises en place»
Deux problèmes en résultent depuis un an: le risque, pour les pays qui n’appliquent pas les sanctions, de se retrouver à un moment ou à un autre dans la ligne de mire des Occidentaux, avec le risque de guerres commerciales par ricochet. Et la perturbation des marchés mondiaux, comme celui du pétrole et du gaz, deux matières premières sur lesquelles l’Union européenne a introduit un système de plafonnement des prix. En clair: les sanctions occidentales contre la Russie prennent de facto le reste du monde en otage.
Les sanctions marginalisent les économies occidentales
Cette accusation est reprise par tous ceux qui contestent la mise au ban économique et financière de la Russie, en riposte à son agression contre l’Ukraine. Un petit exemple révélateur concerne la Suisse, où le Conseil fédéral a décidé le 28 février 2022 d’appliquer les sanctions de l’Union européenne car «l’agression russe en Ukraine est une attaque contre la démocratie, contre le droit international et qu’elle est moralement et politiquement inacceptable».
En janvier, l’Ordre des avocats de Genève a ainsi écrit au gouvernement fédéral pour critiquer l’interdiction faite aux juristes helvétiques de prodiguer leurs services à des personnes ou des entreprises en Russie. Si l’Ordre ne conteste pas le bien-fondé des sanctions, il estime que celle-ci en particulier «enfreint gravement la garantie d’accès à la justice et donc les fondements du système juridique». Les avocats genevois ont donc appelé le Conseil fédéral à lever cette mesure.
Cela peut paraître anecdotique, voire cynique au vu des clients russes concernés (pour la plupart de riches oligarques), mais l’analogie vaut dans de nombreux secteurs. L’économiste française Agathe Desmarais met en garde: «À force d’en abuser, les sanctions seront un jour moins efficaces», jugeant dans «L’Express» qu’il s’agit d’un «poison lent dont il ne faut pas trop abuser à terme».
L’autre grief fait à ces sanctions contre la Russie est évidemment la perte, pour les alliés de l’Ukraine, d’un client majeur. L’argument selon lequel le PIB de ce pays est plus ou moins équivalent à celui de l’Espagne (1500 milliards d’euros contre 1300) ne tient pas compte de son poids économique réel. La Russie était, avant la guerre, le 14e exportateur au monde, vendant pour l’essentiel des matières premières.
Or, outre les hydrocarbures, la liste de celles-ci dit l’impact du dérèglement commercial. Les Russes exportaient, avant 2022, des matériels de transport, des équipements industriels, mais surtout des produits agroalimentaires et des pierres et métaux précieux, indispensables à d’importantes filières technologiques européennes.
L’enquête du «Monde» sur Auchan:
Autre aspect: le marché russe de la consommation est tout, sauf négligeable. Sur les 146 millions de Russes, 78% vivent dans la partie européenne du pays et ils constituaient, depuis l’éclatement de l’ex-URSS, un terreau fertile pour les banques, les géants de l’agroalimentaire et de la distribution, ou encore l’industrie automobile «made in Europe».
La polémique qui entoure la chaîne d’hypermarchés française Auchan, qui continue d’opérer en Russie et aurait participé à une collecte pour l’armée russe, est révélatrice. Des marques telles qu’Apple, Netflix, Ikea, McDonald ou Starbucks se sont retirées. Pour être aussitôt remplacées…
Les sanctions contre la Russie renforcent Poutine et divisent l’UE
C’est l’ultime argument. Il peut bien sûr être contesté. Il est exagéré, mais il est impossible de l’ignorer. Selon les détracteurs des neuf paquets de sanctions déjà adoptés, leur inefficacité est prouvée par le fait que l’économie russe n’est toujours pas à terre. La preuve: celle-ci ne s’est pas contractée en 2022 de 3,5% à 5% comme anticipé par le Fonds monétaire international, mais d’environ 2% seulement. Autre preuve: l’appréciation du rouble, la monnaie russe, qui a progressé en 2022 de 25% contre l’euro et de 15% par rapport au dollar.
L’explication est simple: la Russie a trouvé d’autres fournisseurs et d’autres clients, notamment en Asie. Le cas de la Chine est connu. On peut citer aussi l’Inde, qui raffine aujourd’hui le pétrole russe, même si les experts européens affirment que les rentrées de devises dans les caisses de Moscou sont moindres, et que le maintien des exportations russes évite un embrasement du marché pétrolier mondial qui aurait des effets dévastateurs.
Conséquence: Vladimir Poutine sortirait renforcé des sanctions, car son économie de guerre n’est finalement pas si affectée que cela. Au forum économique de Saint-Pétersbourg en juin 2022, le maître du Kremlin a même claironné: «Le Blitzkrieg économique contre la Russie a échoué!», ironisant sur l’Europe qui «a pris des sanctions la frappant elle-même», et chiffrant les pertes européennes à environ 400 milliards de dollars.
Vladimir Poutine au forum de Saint-Pétersbourg en juin 2022:
Le dernier reproche fait aux sanctions est celui de l’unité européenne, qui serait mise en danger. Cet argument est faux au regard des neuf paquets de mesures adoptés à l’unanimité depuis le 24 février 2022. Même la Hongrie de Viktor Orban s’y est à chaque fois ralliée, en obtenant il est vrai de pouvoir continuer à s’approvisionner en pétrole et en gaz russes.
Mais que va-t-il se passer si la guerre se prolonge? Comment sortir de l’engrenage des sanctions, surtout si l’Exécutif communautaire commence à plonger de près dans les livres de comptes des États membres ou partenaires (comme la Suisse) et se rend compte que de nombreux individus ou entités n’ont pas été sanctionnés? Plus grave encore: que va-t-il se passer si l’UE avance l’idée de confisquer les avoirs russes actuellement gelés pour financer la reconstruction de l’Ukraine, dont le coût est déjà estimé à au moins 1000 milliards d’euros?
La saisie des avoirs de la banque centrale russe ne sera pas le sujet le plus compliqué. Mais quid des propriétés privées, des yachts, des comptes en banque? Il faudra à chaque fois des décisions de justice pour permettre la confiscation. Les sanctions deviendront alors une source de recours, de plaintes, de batailles juridiques. Bref, une source de dissensions majeures dans une Union européenne qui doit impérativement préserver son unité face à Moscou, mais aussi face à Washington et à Pékin.
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