Brian ne veut pas me donner sa main. «Je ne veux pas que tu attrapes quelque chose», chuchote-t-il, malgré le hurlement des sirènes du centre-ville de San Francisco. Il nettoie inlassablement ses orteils en décomposition avec des chiffons imbibés d'essence. «Je ne veux pas perdre ces petites choses», dit-il en pleurant.
Depuis trois mois, Brian vit dans le quartier de Tenderloin avec 8000 autres toxicomanes. Il est dépendant du fentanyl, une drogue synthétique monstrueuse au moins 50 fois plus puissante que l'héroïne. Deux milligrammes de ce poison suffisent à causer la mort. Rien qu'en 2023, au moins 810 personnes sont décédées ici d'une overdose.
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Les rues situées à proximité immédiate des gratte-ciel scintillants du centre-ville de San Francisco sont remplies de tentes et de personnes immobiles, dont beaucoup ont la main dans l'entrejambe et les yeux écarquillés. Une flash mob venue de l'enfer, une ville figée dans le chaos de la drogue. Ceux qui sont encore debout le sont de manière anormale, penchés en avant. On se croirait dans un film de zombies.
Donald Trump a d'ailleurs qualifié San Francisco de honte de la nation, tout en pointant du doigt les responsables démocrates de la ville. Kamala Harris a elle promis de lutter contre les cartels de la drogue mexicains si elle était élue à la Maison Blanche. Elle reproche à Donald Trump d'avoir stoppé l'accord migratoire qui aurait permis d'augmenter le nombre de scanners de drogue à la frontière. Vous l'aurez compris: le fentanyl ne fait pas que tuer. Il pourrait aussi décider des élections américaines.
Le fentanyl peut prendre toutes sortes de formes. La pire combinaison, appelée «Tranq», est un mélange de fentanyl et d'anesthésiant pour chevaux. Les consommateurs qui imbibent cet atroce cocktail se condamnent à voir leur chair pourrir sur les bras et les jambes. Un spectacle effroyable.
A Tenderloin, les frontières s'estompent. Elle? On dirait qu'elle est morte. Et lui alors? Peut-être est-il encore en vie... Parfois, c'est tout simplement impossible de trancher. Une odeur d'urine acide plane dans l'air, comme lors des lendemains de Streetparade de Zurich. En 2021, la maire a déclaré l'état d'urgence dans le quartier. Rien n'a changé depuis.
Roulette russe dans les ruelles de Tenderloin
«Ça n'a jamais été aussi grave ici que maintenant», explique Erik, 53 ans, en s'accroupissant à l'ombre derrière une maisonnette de Tenderloin. «Je suis sans domicile fixe depuis 1985. Mais je n'ai jamais eu aussi peur pour ma vie que maintenant.» La violence, le vol, les instincts sauvages que le fentanyl éveille chez les gens, tout ça le terrifie. «Nous sommes des animaux sauvages ici. La ville est foutue. A vomir.»
Il assure avoir réanimé des personnes à moitié mortes à au moins 65 reprises au cours des 18 derniers mois. Jessica, 47 ans et épouse d'Erik, est assise par terre à côté de lui, sa bouche édentée se tordant et formant une grimace. «Moi je les enjambe. Si tu leur sauves la vie, ils ne feront que t'égratigner le visage après. Ça ne vaut pas la peine.»
La drogue tueuse est fabriquée dans des laboratoires chinois, avant d'être acheminée vers les Etats-Unis par des cartels mexicains. Un kilo coûte environ 32'000 dollars, ce qui permet aisément de réaliser un profit d'environ 20 millions de dollars. Un commerce rentable au détriment de vies humaines. De nombreux addictes au fentanyl étaient auparavant dépendants aux opioïdes, lesquels sont utilisés en masse aux Etats-Unis comme médicaments contre la douleur. Lorsque les opioïdes du commerce ne leur suffisent, ils ne sont plus qu'à un pas du – oh combien plus puissant – fentanyl.
Tom Wolf, 54 ans, le sait par expérience. Ce père de famille avait un bon emploi à la ville. En 2018, il s'est cassé le pied, ce qui l'a poussé à prendre des médicaments contre la douleur. Il est alors devenu dépendant. Il s'en est ensuite remis à la drogue dure et s'est retrouvé à la rue. Le destin typique d'un consommateur de fentanyl.
«Jusqu'à douze fois par jour, je jouais à la roulette russe dans la rue quand je me refaisais une dose», raconte Tom Wolf. Il l'assure: la prison l'a sauvé. Ou plutôt l'Etat, qui lui a prescrit une désintoxication lorsqu'il était incarcéré. «Beaucoup de proches des junkies ici souhaiteraient que leurs filles et fils finissent en prison, explique-t-il. Là-bas, les chances de survie sont nettement plus élevées qu'à Tenderloin.»
Même le dentifrice est rangé dans une vitrine en verre blindé
Habillé de manière élégante, Tom Wolf se tient au coin de la rue, où il a passé des mois, défoncé, à terre. Aujourd'hui, il est considéré comme l'un des meilleurs experts en matière de drogue. «La ville dépense chaque année 700 millions pour mettre fin à l'horreur, mais cela ne sert à rien», déplore-t-il. «On pratique une tolérance maximale à l'égard de tout et de tous. San Francisco, avec son histoire libérale, n'a jamais appris à sévir de temps en temps.»
Bien sûr, il comprend que chacun ait le droit de décider de son propre corps. «Mais si les gens meurent presque sous tes yeux et que tu ne peux même pas les empêcher de se tirer la prochaine balle, c'est que quelque chose ne va pas du tout», regrette-t-il. Il n'a d'ailleurs pas beaucoup d'espoir. «San Francisco est dans un cercle vicieux. La mort l'emporte facilement.»
La situation juridique rend les changements difficiles. En 2014, la Californie a décriminalisé les délits tels que le trafic de drogue et les vols à l'étalage dont le butin peut pourtant atteindre facilement les 950 dollars. «Ici, les junkies sortaient des sacs de marchandises volées des boutiques. Personne ne pouvait les en empêcher», raconte Tim Wolf.
Aujourd'hui, dans les magasins de San Francisco, même les tubes de dentifrice sont rangés dans des vitrines blindées et fermées à clé. Mais la police pourrait prochainement avoir la possibilité de sévir à nouveau contre les voleurs à l'étalage et les trafiquants de drogue. Si tant est que la population lui donne son feu vert, en novembre prochain. La réputation qui était celle de San Francisco par le passé s'est envolée. «A juste titre», lâche J. J. Smith, un ancien dealer. Il a passé près de dix ans derrière les barreaux pour des délits liés à la drogue.
Il y a deux ans, son frère est mort d'une overdose de fentanyl. C'est pourquoi J.J. Smith parcourt désormais quotidiennement les routes vallonnées de Tenderloin avec sa trottinette électrique et son «Naloxon», un spray nasal à employer d'urgence. Car la naloxone peut éviter la mort par overdose. J.J. Smith se donne donc pour mission de porter assistance à ceux qui acceptent son aide.
18 corps en un jour
«Mais souvent, il est trop tard. Ce matin, j'ai encore trouvé un mort», raconte-t-il en pointant du doigt l'intersection de la Post Street et de la Leavenworth Street. En octobre dernier, 18 cadavres ont été récupérés en une seule journée. Tous sont morts sur le bitume, en plein cœur de la ville.
Selon J. J. Smith, San Francisco a mal géré la crise dès le départ. Lorsque le fentanyl est devenu un problème, au milieu des années 2010, la ville a d'abord considéré tous les junkies dans les ruelles comme des sans-abri. «Leur recette contre cela? Offrir aux toxicomanes des logements gratuits dans des hôtels délabrés et des blocs d'appartements vides.»
Sur les élections américaines
Mais cela n'a fait qu'aggraver le problème, peste J.J. Smith. Les toxicomanes se shootent désormais simplement derrière des portes fermées plutôt que dans la rue. Pour lui, ce n'est rien d'autre qu'une forme de «suicide assisté», car la ville n'a jamais lancé de véritables programmes de réhabilitation pour les personnes dépendantes.
San Francisco est infectée, ses antidotes ne sont pas les bons, et sa descente aux enfers ne fait que continuer. C'est ainsi que Tom Wolf et J. J. Smith voient les choses. Un nouveau président, une nouvelle présidente pourrait apporter un nouvel élan à cette situation qui semble plus bloquée que jamais.
Brian, l'addicte au fentanyl aux orteils abîmés, se soucie peu des élections américaines. Il ne votera pas le 5 novembre. Il détourne brièvement le regard de ses pieds et me regarde: «Je ne sais même pas si je serai encore en vie à ce moment-là.»