Ils sont murés dans le silence. Mais leurs élèves, eux, parlent volontiers. Devant le grand portail du Lycée collège Paul-Valéry à Paris, dans l’est de la capitale française, les enseignants qui sortent pour la pause déjeuner se taisent. Ils éludent les questions d’un journaliste, même étranger, sur l’attentat survenu ce vendredi 13 octobre au Lycée Gambetta d’Arras (Pas de Calais). Muni d’un couteau, un ancien élève musulman d’origine tchétchène, connu pour être radicalisé et fiché S (pour sûreté de l’État), a tué un enseignant et a fait deux blessés graves. Luc, étudiant en classe de seconde. Lâche devant ses copains «qu’il s’y attendait», et que «ça pourrait se passer ici. Il suffit d’entendre, selon lui, ce que certains racontent», surtout chez les «pro-palestiniens». Une enseignante de français s’éloigne, affirmant qu’elle n’a pas le droit de parler avec la presse. Sofiane, un autre élève, commente sa réaction: «Ils ont peur nos profs. Ils savent que tout ça nous rend chauds bouillants.»
En vidéo, l’attentat d’Arras:
Tout ça? Le flot de paroles commence et déferle. Le Lycée Paul Valery est situé dans un quartier où vivent beaucoup de familles juives. L’établissement public, plutôt populaire, est réputé plutôt calme même si des phénomènes de bandes y existent, selon la police parisienne. Alors? «Faut comprendre ce qui se passe. Regardez les réseaux sociaux: Gaza, c’est un enfer. Des chars vont bientôt rouler sur la population civile.»
L’adolescente qui nous dit cela, énervée, ne porte pas l’abaya, le vêtement des femmes musulmanes interdit depuis la rentrée dans les écoles en France. Elle se présente comme «parisienne et fière de l’être». La musique de son téléphone est un air de techno. Elle aurait pu, à première vue, faire partie de ces jeunes festivaliers israéliens tués dans le désert. L’antisémitisme? Les horreurs commises par les commandos terroristes du Hamas contre des civils israéliens? «Oui, on a vu. C’est affreux. Mais pourquoi on en est arrivé là? Vous, les journalistes, vous oubliez les souffrances des gens.» Le ton monte. Emmanuel Macron a appelé les Français, la veille, à se mobiliser contre l’antisémitisme: «D’accord. Mais les Palestiniens, qui les respectent, qui les défend? Vous me gavez avec vos questions» s’énerve un lycéen, sans accepter de dire s’il est, ou non, de confession musulmane.
«La communauté éducative paie encore le prix fort»
Les enseignants ont peur. «La communauté éducative paie encore le prix fort… Ce que j’ai déjà dit à maintes reprises, depuis le 11 septembre, on a des jeunes sensibles au bourrage de crâne islamiste, ça fait plus de 20 ans. On a dit et redit que les thèses du complot se renforçaient dans certaines communautés, y compris dans les petites villes où ils regardent les chaînes câblées. Réponse pendant longtemps de l’institution jusqu’au drame de Samuel Party (tué par un autre jeune fanatique d’origine tchétchène): pas de vagues! Ça me révolte pour les collègues» nous écrit un professeur retraité de la Sarthe. Je montre, après l'avoir anonymisé, l'échange WhatsApp à une de ses collègues parisiennes. Elle acquiesce. Puis, elle nuance: «Faut pas se fier à ce que disent les élèves pour se pavaner. Ils sont plus tolérants qu’on ne le croit entre eux. C’est après les institutions qu’ils en ont.»
Samuel Paty. Ce nom résonne. Cela fait pile trois ans, le 16 octobre 2020, que cet enseignant de la région parisienne a été assassiné pour avoir montré des caricatures de Charlie Hebdo sur l’islam durant ses cours, à des fins pédagogiques. Des familles d’élèves le harcelaient. L’administration n’a pas bougé. En tout cas pas assez. Il y a près de 35'000 individus fichés S en France. Depuis le 12 octobre, les manifestations pro-palestiniennes sont interdites sur le territoire français. Plusieurs ont pourtant eu lieu. Elles ont rassemblé des milliers de personnes. Leur slogan «Nous sommes tous des Palestiniens» a résonné. Simultanément, la défense d’Israël et de la communauté juive mobilise aussi. La République est aux côtés de l’État hébreu, démocratie assiégée, a asséné Emmanuel Macron. Mais le risque d’un face-à-face est réel dans un pays où les Français de confession musulmane sont environ six millions, contre 600'000 de confession juive.
Une société déchirée
Les profs n’en peuvent plus. On leur demande d’arbitrer des conflits qui déchirent la société entière. On exige qu’ils fassent appliquer des interdictions qu’une partie des jeunes, surtout dans les métropoles, rêvent de défier. Leurs élèves sont travaillés au corps par les réseaux sociaux. La plupart de ces jeunes ignorent désormais les médias traditionnels. Israël-Hamas, pas de différence? «Pas du tout. Ne nous faites pas dire ça, enrage Ahmed, en train d’attendre deux potes devant la grille du Lycée Paul Valéry. Le Hamas, c’est comme les terroristes du 13 novembre à Paris. On sait ce que c’est. On aurait pu mourir sous leurs balles si on avait été ce soir-là au Bataclan. Et après, on n’essaie pas de comprendre? On les tue et on tourne la page? Vous croyez qu’ils vont disparaître comme ça, ces terroristes palestiniens?» Un fait est saillant: personne ne parle de paix devant l’établissement scolaire. Personne ne croit que «tout ça, au Proche-Orient» va se terminer.
«C’est normal qu’on soit pris pour cibles»
Les élèves se regardent. Ils haranguent un prof qui se rapproche de nous. Il sera le seul à accepter de nous parler. Vite. «C’est normal qu’on soit pris pour cibles. On est l’autorité. On enseigne la nuance, la raison. Notre meilleure défense, c’est de dire à ces jeunes: vous êtes tous nos élèves. Sans distinction. On ne peut pas faire taire la rage. On peut juste essayer de la canaliser.»