L’armateur genevois MSC a, dans le passé, fait face à plusieurs naufrages et collisions de ses paquebots ou cargos qui naviguent sur les mers du globe. Mais cet accident-ci n’a rien de maritime. Le risque, depuis les révélations de l’Agence France-Presse ce mardi 29 novembre, est celui d’un naufrage politique, susceptible d’engloutir Alexis Kohler, 50 ans, le plus proche collaborateur d’Emmanuel Macron au Palais de l’Elysée.
Au côté du chef de l’État français depuis 2014, puis secrétaire général de la présidence de la République depuis 2017, ce haut fonctionnaire a été mis en examen fin septembre pour «prise illégale d’intérêts» en raison de ses liens personnels et professionnels avec la Mediterranean Shipping Company (MSC), numéro 1 mondial du fret maritime. Un armateur italo-suisse dont le QG ne se trouve pas dans un port, mais sur les hauteurs de Genève, avec vue sur le Léman. Or la motivation de cette incrimination vient d’être révélée par l’AFP: selon celle-ci, le haut fonctionnaire aurait bien «participé» entre 2009 et 2016 à des décisions relatives à MSC. Ce qu’il a toujours nié, affirmant s’être tenu à l’écart.
Le double d’Emmanuel Macron
Un naufrage? L’expression n’est pas trop forte. Car si Alexis Kohler devait se retrouver renvoyé devant un procès en correctionnelle, le navire amiral du pouvoir français serait en grande détresse. L’homme, connu pour son efficacité et sa discrétion, accompagne Emmanuel Macron depuis l'élection de ce dernier à la présidence, en mai 2017. Il en est le double. Pas une décision ne lui échappe. Pas une nomination se fait sans qu’il en soit informé. Sur la passerelle de la République-Française, pour reprendre un vocabulaire maritime, ce diplômé de l’École nationale d’administration (ENA) tient la barre pendant que le chef de l’État agit et voyage en France ou à travers le monde.
Sa mise en examen, au titre de l’article 432-12 du Code pénal, le rend suspect d’un délit grave. La prise illégale d’intérêts est définie comme «le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public […], de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement». Cela veut dire, en clair, qu’Alexis Kohler aurait confondu son intérêt, personnel et familial, et celui de la France, qu’il est supposé servir.
Des liens familiaux avec la dynastie Aponte
Pourquoi MSC? Pourquoi Genève? Pourquoi ce lien entre la cité de Calvin et le Palais de l’Elysée, au cœur de Paris? La réponse tient en deux explications.
La première est d’ordre familial: par sa mère, cousine de l’épouse du fondateur de MSC, Alexis Kohler est lié à cette dynastie d’armateurs, famille la plus riche de Suisse, dont la «Tribune de Genève» a récemment dressé un portrait très complet. La seconde explication est d’ordre professionnel: entre octobre 2016 et mai 2017, soit au moment même où Emmanuel Macron menait tambour battant sa campagne présidentielle, son plus proche collaborateur était rémunéré comme directeur financier par MSC, officiellement en poste sur les bords du Léman. Une fonction importante, attribuée à ce haut fonctionnaire alors qu’il venait de passer plusieurs années au Ministère des finances, où des dossiers relatifs à MSC avaient été précédemment traités.
Récompense pour services rendus et proximité familiale? Ou au contraire embauche ordinaire d’un cadre dirigeant, fin connaisseur des arcanes de l’État français? Avec cette mise en examen prononcée à l’issue de quinze heures d’interrogatoires, les juges d’instruction pensent à l’évidence le contraire.
Une puissance financière colossale
Pourquoi Emmanuel Macron, qui n’a jamais été rémunéré par MSC, se retrouve mis en danger, le jour même de son départ pour une visite d’État de deux jours aux États-Unis? La réponse est simple. MSC est une puissance financière colossale, avec un chiffre d’affaires de 108 milliards de francs en 2021. MSC est aussi un acteur incontournable des ports et des chantiers navals de l’Hexagone. Les chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire lui ont livré le 1er février 2021 le Virtuosa, son plus gros paquebot de 6700 passagers, et ils en construisent actuellement un second. À la clef? Six milliards d’euros d’investissement et 14 millions d’heures de travail, soit 2400 emplois pendant quatre ans.
De quoi rendre possible tout ce que les énormes contrats peuvent produire: corruption, arrangements avec les autorités locales, favoritisme, etc., de la part d’un Emmanuel Macron qui a fait de l’attractivité économique de la France sa priorité. C’est d’ailleurs pour cette raison aussi que l’actuel président, qui fut ministre de l’Économie entre 2014 et 2016, a encouragé son gouvernement à faire appel au cabinet de consultants américain Mc Kinsey, au centre d’un autre scandale.
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Saisis en juin 2020 par la plainte de l’association anticorruption Anticor (après le classement sans suite d’une enquête préalable par le Parquet national financier), les magistrats français auraient pu placer Alexis Kohler sous le statut de «témoin assisté», comme ils l’ont fait pour l’autre accusation portée contre lui: celle de trafic d’influence. Leur choix de la mise en examen, après une dizaine de perquisitions, touche donc le sommet du pouvoir républicain sous sa ligne de flottaison, puisqu’elle peut signifier que le secrétaire général de l’Élysée se retrouvera un jour en procès. Avec ce que cela suppose comme grand déballage public sur sa famille, ses liens avec MSC, et ceux éventuels d’Emmanuel Macron avec cette très discrète dynastie genevoise.
Le bateau élyséen n’est bien sûr pas coulé. Mais il est touché. Ce qui, dans cette période de tumulte politique maximal en France, augmente le risque de collision du pouvoir en place contre les récifs judiciaires et politiques. Et les risques de naufrage.