Le mariage de raison entre Voltaire et Goethe supportera-t-il l’épreuve de la guerre en Ukraine? Cette question peut paraître triviale, tant la différence est grande entre les deux écrivains symboles de leurs pays respectifs: le passionné des libertés révolutionnaires à la française qu’était l’auteur de «Zadig», et le chantre de la nation allemande qu’était celui des «Souffrances du jeune Werther».
Elle n’en pollue pas moins, ces temps-ci, les agendas d’Emmanuel Macron et d’Olaf Scholz, qui viennent à nouveau d’exprimer leurs convergences officielles ce jeudi 20 octobre, en ouverture du sommet européen à Bruxelles: les deux dirigeants «ont réaffirmé leur ambition commune sur plusieurs volets stratégiques de la relation bilatérale, et ont dit leur confiance dans ce que les discussions en cours permettront d’aboutir à un renforcement profond du partenariat», peut-on lire dans le communiqué traitant de leur rencontre. Sauf que chacun de ces termes recèle des interprétations et des analyses bien différentes de la situation actuelle.
Couple ou tandem franco-allemand?
Un mot résume, d’ordinaire, la relation politique entre Paris et Berlin. Et ce, depuis le traité de Rome de 1957 qui donna naissance à la Communauté européenne. Il s’agit du «couple» franco-allemand. Un mot surtout employé en France, pour désigner l’aspect fusionnel de cette relation, forgée après la fin de la Seconde guerre mondiale. Les Allemands, eux, préfèrent parler de duo ou de tandem. En sachant que tout le monde s’accorde à dire que ces deux pays demeurent, soixante après les débuts de la communauté, le moteur de l’Europe unie. Impossible de faire avancer la lourde machine à 27 sans une convergence de vues entre les deux plus grandes puissances économiques du Vieux Continent.
Retrouvez les premiers mots d’Emmanuel Macron à son arrivée à Bruxelles:
L’Allemagne et la France n’ont plus les mêmes besoins
Seulement voilà: deux paradigmes essentiels à cette relation franco-allemande ont sauté ces derniers mois, avec le déclenchement de la guerre en Ukraine par Vladimir Poutine, le 24 février. Le premier tient à la nature des besoins mutuels. La France, endettée à hauteur de 113% de son produit intérieur brut (PIB), a toujours besoin de s’appuyer sur la crédibilité de l’Allemagne qu’elle a réussi à convaincre, en juillet 2020, d’accepter le programme de relance «Next Generation EU» financé par 750 milliards d’euros d’emprunts communs. L’Allemagne, en revanche, a moins besoin de la France. Sa priorité, pour faire tourner sa machine industrielle, est de trouver de nouvelles sources d’énergie pour remplacer le gaz russe dont elle dépendait avant le conflit pour 55% de ses importations. Son autre priorité est de réarmer, en regardant pour cela comme toujours du côté de son protecteur américain. Premier fossé: les deux pays ne font pas face aux mêmes urgences.
Deuxième facteur de divorce pour le couple franco-allemand qui a jusque-là survécu à toutes ses phases de désamour: l’avenir. L’Allemagne se retrouvera encore plus au centre géographique de l’Union si, demain ou après-demain, l’Ukraine rejoint les 27. Ses futurs marchés, y compris sur le plan de la reconstruction, seront à l’est. Sa santé économique dépend aussi de la mondialisation et des juteux marchés asiatiques. A l’inverse: la France a moins de cartes à jouer. Son industrie nationale de défense a besoin des budgets européens, mais elle est concurrencée par le très puissant lobby militaro-industriel américain. Paris a aussi en main l’atout de l’énergie nucléaire, mais Berlin y a renoncé en 2011, après la catastrophe de Fukushima (Japon). Or pour l’heure, malgré la décision de prolonger l’activité des trois dernières centrales allemandes jusqu’en avril 2023, le gouvernement allemand continue de dire non à l’atome. Pas question de faire du nucléaire, comme le voudrait la France, un invité permanent dans le lit conjugal.
Pas de rencontre le 26 octobre à Fontainebleau
Une annulation in extremis a réveillé, ces jours-ci, les vieux démons d’un potentiel divorce. Le report d’une rencontre des ministres français et allemands, prévue le 26 octobre à Fontainebleau (F), a fait office de feu orange pour les médias. Plus grave: le soutien zélé du chancelier, Olaf Scholz, au «bouclier du ciel européen», un système antimissiles qui relierait 14 pays de l'OTAN et auquel la France n’est pas directement associée, a fait des dégâts. La crainte est toujours la même à Paris: voir l’Allemagne, forte de sa puissance économique, privilégier ses intérêts et prendre moins en compte les exigences politiques françaises.
Un différend empoisonné par la différence extrême de tempéraments entre le président français et le chancelier allemand. Macron aime le risque et fonctionne un peu comme un joueur de poker. Scholz déteste l’incertitude et construit sa politique comme un Monopoly. Difficile d’imaginer plus grand écart, alors qu’Angela Merkel, forte de son ancienneté, parvenait à dompter la fougue de son cadet de l’Elysée.
Pas de séparation annoncée
Mais l’heure de la séparation est loin d’avoir sonné. Voltaire et Goethe continuent d’être terriblement complémentaires. L’obsession nucléaire de la France est, en plus, difficile à contredire car elle constitue une réponse énergétique crédible au défi posé par la Russie. La réalité est qu'aujourd’hui les deux pays ont, comme dans un couple, davantage besoin de preuves d’amour que de parler d’amour. L’Allemagne, par exemple, voulait que la France autorise la construction du gazoduc Midcat en provenance d'Espagne, abandonné ce jeudi au profit d'un gazoduc sous-marin Barcelone-Marseille. Au final, le futur tuyau permettra bien d' d’acheminer vers les villes allemandes le gaz liquéfié américain débarqué dans les ports espagnols, dotés de terminaux gaziers, mais cela fut long et pénible. Il faut aussi que les programmes de défense communs, dont celui de l’avion du futur SCAF, puissent avancer pour s’imposer.
Retrouvez Richard Werly sur LCP à propos de Midcat:
Car des deux côtés du Rhin, une certitude est indiscutable: diviser la France et l’Allemagne, les deux poids lourds de l’Union européenne, ne peut qu’engendrer des fractures supplémentaires. Les vieux couples ont souvent de bonnes raisons de se séparer. Jusqu’à ce qu’ils comprennent que rester ensemble pour leurs enfants, et leurs petits-enfants, n’est pas toujours une si mauvaise chose.