Voici l’arroseur sacrément arrosé! Et pas par n’importe qui! Depuis qu’il a comparé le reste du monde à une «jungle» dans un discours prononcé au Collège d’Europe-de-Bruges, le 13 octobre, le Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères Josep Borrell est devenu le symbole du retour du colonialisme honni, et de l’arrogance d’un Vieux Continent vite oublieux de ses faiblesses énergétiques et militaires. Sur fond d’une guerre en Ukraine qui menace de mettre cette partie de la planète à genoux. Et ce, malgré sa mise au point tardive.
Retrouvez la mise au point de Josep Borrell
Des ambassadeurs européens sous pression
Le discours en question est d’abord passé inaperçu. Il faut dire que deux jours avant de s’interroger sur cette présumée «jungle» mondiale, l’ancien président socialiste espagnol du Parlement européen avait remonté sévèrement les bretelles des ambassadeurs de l’Union européenne (UE), réunis à Bruxelles pour leur conférence annuelle. Josep Borrell, désireux de renforcer l’image de l’Europe dans le monde, avait aussitôt été salué pour dire les vérités que les diplomates, bien installés au chaud dans leurs chancelleries, oublient un peu vite lorsqu’ils s’éloignent. «Ce n’est pas un moment où nous allons vous envoyer des fleurs en disant que vous êtes beaux, vous travaillez très bien et nous sommes très heureux, nous sommes une grande famille…» avait-il affirmé, regrettant leur manque de réactivité et des télégrammes diplomatiques trop souvent «copiés-collés» de la presse locale.
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Borrell a franchi les lignes rouges
La suite, en revanche, a suscité beaucoup moins d’unanimité. Car à deux reprises, et en public, celui qui devrait être le négociateur en chef de l’UE a franchi la ligne rouge vis-à-vis de ses interlocuteurs. Première salve à Bruges, le 13 octobre, sur le mode «notre modèle est le meilleur»: «Oui, l’Europe est un jardin a-t-il déclaré. Nous avons construit un jardin. Tout fonctionne. C’est la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait pu construire – les trois choses ensemble. Et ici, Bruges est peut-être une bonne représentation des belles choses, de la vie intellectuelle, du bien-être. Le reste du monde en revanche n’est pas exactement un jardin. La plupart du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin.»
D’un côté la civilisation, l’Etat de droit et la démocratie. De l’autre l’inconnu: «Ce genre de face-à-face est exactement ce qui fait mal à l’Europe dans le monde commente l’universitaire français Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales et auteur du 'Temps des humiliés' (Ed. Odile Jacob, 2014). On s’autocongratule en refusant de voir certaines douloureuses vérités en face.»
Josep Borrell a, en plus, allié la comparaison peu flatteuse à la menace. Deuxième épisode ce même jeudi 13 octobre, à l’issue d’une réunion des ministres des pays membres de l’OTAN, l’Alliance atlantique dominée par les Etats-Unis. Là, le Haut représentant espagnol commente le risque d’une frappe nucléaire de Vladimir Poutine, promettant «une réponse militaire qui anéantira l’armée russe».
La formule n’est pas fausse. Des généraux américains à la retraite ne se privent pas, depuis plusieurs jours, de dire que les forces du Kremlin se retrouveraient sous une avalanche de feu synonyme d’anéantissement si l’arme atomique est utilisée. Sauf qu’ils sont mieux placés pour le dire. Washington dispose de la force de frappe adéquate pour détruire les forces russes. Depuis le départ du Royaume-Uni, l’UE, elle, ne compte en son sein qu’une puissance nucléaire aux capacités limitées: la France.
Retrouvez le discours de Josep Borrell à Bruges:
Très mauvaise image du reste du monde
L’outrage fait au reste du monde est surtout de très mauvais augure. Faut-il, alors que les pays pauvres et émergents du «sud global» sont courtisés par la Russie et par la Chine, les renvoyer à cette image chaotique de «jungle» face à une Europe présumée vertueuse? Est-il justifié de parler de «jardin» à propos d’une UE encore divisée sur de nombreuses questions, où des pays comme la Pologne et la Hongrie contestent ouvertement les directives de Bruxelles?
Et quid des «jardiniers européens» évoqués dans le discours de Josep Borrell au Collège de Bruges, alors que les électeurs italiens viennent d’installer au pouvoir à Rome Giorgia Meloni, héritière revendiquée (même si elle a pris ses distances et se montre aujourd’hui conciliante avec l’UE) du «Duce» Benito Mussolini?
Et si la jungle, c’était l’Europe?
Josep Borrell a eu raison de sermonner ses ambassadeurs, en leur rappelant que l’image de l’UE dépend de leur activisme et de leur efficacité. Le cas de la Suisse, où l’envoyé européen Petros Mavromichalis défend la cause de Bruxelles, est emblématique. Mais ces diplomates professionnels se retrouvent aujourd’hui dans l’impasse.
Eux savent bien que, vu depuis l’extérieur, l’Union n’a rien d’un «jardin». Ils savent aussi que le reste du monde n’est pas «une jungle». Ces diplomates sont au fait des nuances, des performances économiques des pays émergents, de la volonté de puissance de la Chine, du rôle de négociateur de la Turquie dans la crise ukrainienne. Ils savent que «jardiner» ne sert à rien quand votre propre puissance est en friches. Et si la jungle, aujourd’hui, était aussi du côté de l’UE?