Jamais autant de personnes en Suisse ne s'étaient lancées dans l'entreprenariat: l'année dernière, 51'637 nouvelles sociétés ont été créées dans le pays, selon l'Institut des jeunes entreprises (IFJ) – soit une croissance de 2,2% par rapport au précédent record de 2021. Une voie qui n'est pas de tout repos, comme le rappellent les derniers chiffres publiés en 2022 par l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) à ce sujet: 22,8% des indépendants se disent épuisés émotionnellement, c'est-à-dire qu'ils se sentent surmenés et éreintés.
L'indépendance professionnelle, un cadre flou
L'indépendance professionnelle, Yann Popper, 41 ans et chef d'entreprise genevois accompli, la qualifie carrément de choix de carrière «absurde»: «Si on a un bon job et qu’on n’est pas trop soûlé par ce qu’on fait, il faut le garder! Quand on est employé, on a un mode de vie cadré par le travail. En devenant indépendant, ce cadre est plus flou et peut vite prendre le pas sur la vie privée.»
Le fondateur de la chaîne de restaurants genevois The Hamburger Foundation, de la marque de bonnets Beanie Beanie ou encore du magasin de fleurs Poppy, s'empresse d'expliquer pourquoi il n'a pas suivi son propre conseil: «Je suis devenu indépendant par défaut: j’étais un peu bon à rien quand j’étais jeune, je n’avais pas fait de bonnes études, mais j’avais plein d’énergie à mettre dans des projets. Alors, j’ai essayé plein de trucs et je me suis souvent planté. On parle tout le temps des belles réussites, mais c’est essentiel d’essayer et de se tromper. Sur le nombre de projets créés, quelques-uns vont prendre.»
La diversité de son activité est le résultat d’une grande curiosité. Une qualité qu'il qualifie également d'essentielle: «La curiosité, c’est comme un feu. Si on ne se force pas à découvrir, à apprendre, à s’intéresser aux gens, la flamme s’éteint.»
Prioriser le qualitatif sur le quantitatif
Bien conscient du risque de chevauchement entre sa vie privée et son activité professionnelle conséquente, l’entrepreneur a vite mis en place quelques règles: «C’est important de garder de la régularité dans les choses qui sont importantes, comme le fait de voir ses proches ou de faire attention à son hygiène de vie. Il faut toutefois prioriser le qualitatif au quantitatif: on ne peut pas accepter toutes les invitations. Quand je prends le temps de voir du monde, j’essaie de passer un vrai moment avec eux.»
La difficulté à s'accorder des vacances, par manque de temps ou d'argent au début du parcours d'indépendant, est également un piège qui peut mener à l'épuisement. Yann Popper a trouvé la parade qui lui convient: «Comme je n’avais pas assez de temps pour prendre de véritables vacances, j’ai décidé d'intégrer à mon quotidien des activités que je fais lors de ces périodes: aller nager, faire du sport, des choses comme ça. Il faut se forcer un peu au début, puis cela devient une routine qui permet de se déconnecter du travail.»
Loin des discours traditionnels expliquant que pour réussir, il faut être un requin, le Genevois prône l'amabilité: «Mon premier conseil, c’est d’être gentil avec tout le monde. Cela peut paraitre naïf, mais ça fait vraiment la différence. Par contre, il n’y a pas de miracles: pour réussir, il faut être discipliné et organisé. Il faut segmenter son objectif final en plusieurs petits objectifs atteignables. Cela s’applique pour tout. Si vous n’avez jamais fait de sport, commencez par faire cinq pompes par jour plutôt que de prendre directement un abonnement de fitness.»
«En faire moins, mais pendant plus longtemps»
En juin, Véronique Lugrin fêtera les 10 ans de son projet Enmouvement. Ce centre pluridisciplinaire, situé à Lausanne, offre un accompagnement sur mesure aux sportifs professionnels ou amateurs. Une partie de son activité consiste à coacher les clients du centre. Son expérience lui a permis de tracer un parallèle entre le monde du sport et celui de l’entreprenariat. «Je parle souvent d’athlete at desk, athlètes au bureau en français. Il y a une idéologie de l’entreprenariat et du sport où il faudrait toujours en faire plus. Alors que, pour moi, le facteur clé de la réussite, c’est la récupération. Une fois qu’on se lance en tant qu'indépendant, on aura une vie très chargée. Si on ne parvient pas à s'octroyer des moments qualitatifs de repos ou de plaisir, les probabilités de burn-out ou de difficultés mentales augmentent. Mon conseil, c’est de faire moins, mais pendant plus longtemps.»
«La clé du succès, c’est l’anticipation»
Cette mise en garde, Véronique Lugrin aurait bien aimé en avoir davantage conscience au début de l'aventure: «Les premières années sont épuisantes. Avant de créer son entreprise, on ne se rend pas compte du travail que cela implique et du poids des responsabilités.»
Durant cette période compliquée, elle avait décidé de se faire aider: «J'ai fait appel à un coach. Cela m’a permis de prendre un peu de recul sur ma situation et de déceler les signes de surmenage: j’étais tout le temps sur mon téléphone, à attendre la moindre notification. Je ne m’entraînais plus, je loupais des repas. J’étais dans la fameuse spirale où tout devient absolument urgent. Sans s’en rendre compte, on peut rapidement se faire submerger et sacrifier tout son temps libre.»
Originaire de la vallée de Joux, l'entrepreneure a toujours aimé se ressourcer dans la nature. Ces parenthèses jouent un rôle essentiel dans son équilibre. Au fil du temps, elle a trouvé un moyen pour ne pas manquer ces moments réparateurs: «La clé du succès, c’est l’anticipation. Elle permet de limiter les périodes de surmenage. Une astuce, même si cela peut sembler stupide, c’est de se fixer des rendez-vous avec soi-même pour s’obliger à prendre du temps pour soi. Si on attend d’avoir un moment libre dans notre agenda pour prendre soin de soi, on trouvera toujours quelque chose de plus urgent à faire», rappelle la Romande.
«Évidemment, il y aura des périodes où on devra se mettre dans le rouge. Mais ce n’est pas grave de dépasser occasionnellement ses limites. C'est comme ça qu’on crée de la résilience et qu’on progresse. Il ne faut juste pas que cela devienne notre quotidien.»
Cheffe d'entreprise et jeune maman
Récemment épinglée par le Tribunal genevois pour avoir refusé de se conformer aux usages de la petite enfance (UPE), Kristina Babina, 35 ans, compte faire appel de la décision. Un combat de plus pour la femme d'affaires à la tête de la société TotUp qui emploie 140 personnes et se compose de crèches dans les cantons de Fribourg, Vaud et Genève, ainsi qu'une école primaire et un centre sportif. C'est à la suite de son travail de master sur les crèches que Kristina Babina, animée par le désir de créer un espace de développement pour jeunes enfants, fonde son entreprise en 2018. Rapidement, elle aussi fait appel à un coach: «Il ne faut pas avoir peur de demander de l’aide. Moi, par exemple, je gérais mal mes émotions. J’avais des sautes d’humeur et cela affectait mes équipes et ma famille. Grâce au coaching, j’ai pu résoudre ce problème. Cela m'a aussi permis de mieux me connaître. C’est important pour soi et pour son entourage.»
Kristina Babina trouve aussi une aide importante dans le fait de bien planifier son quotidien: «Chacune de mes journées est détaillée dans un carnet. Il y a aussi des outils numériques pour cela, chacun doit trouver ce qui lui convient le mieux. Planifier le plus de choses possibles permet de se libérer la tête et de réduire le stress.» Le sport, une alimentation saine et un bilan de santé annuel sont également ses maîtres-mots pour être en forme afin de faire face à la lourde charge de travail et à son rôle de jeune maman.
À la naissance de sa fille, ne souhaitant pas la faire passer devant les autres enfants en attente d'une place dans l'une de ses crèches, Kristina Babina l'a souvent emmenée avec elle lors de ses rendez-vous professionnels: «J’ai vécu des situations assez drôles où les gens pensaient que je me trompais d’endroit en arrivant avec mon bébé. On me réorientait vers la crèche alors que je venais pour parler affaire.» Même si elle a pris ces remarques avec humour, elle rappelle la situation encore complexe des mères faisant carrière: «Quoi qu’on fasse, on sera critiquée, qu’on arrête de travailler ou non. Les gens auront toujours quelque chose à dire. Le plus important, c’est de respecter ce qu'on veut pour soi-même. Ce n’est pas égoïste de penser à son propre bien-être. Si on n’est pas bien avec soi-même, si on n’est pas épanouie, cela se ressentira sur la famille.»
En collaboration avec Large Network