Le chiffre est spectaculaire et en progression constante: les absences liées aux troubles psychiques (surmenage, anxiété, burn-out, dépression) concernent désormais les deux tiers (64%) des entreprises suisses. Ce constat émane d’une étude menée par la compagnie d’assurances AXA sur un panel de plus de 300 PME du pays en 2022. Sur ce total, 26% des entreprises participantes se considéraient comme «fortement impactées» par les absences de collaborateurs, contre 21% l’année précédente.
«Le problème n’est pas nouveau, explique Lysiane Rochat, psychologue spécialiste en santé au travail et coresponsable de l’Unité facteurs humains et promotion de la santé à Unisanté. Ce qui est nouveau, c’est que l’on parle plus facilement de santé mentale. Le Covid-19 a sans doute contribué à mettre en lumière nos vulnérabilités. Il est moins tabou qu’avant de dire que l’on bénéficie d’un suivi psychologique par exemple.» La spécialiste intervient dans les entreprises, sur demande, parfois parce que l’inspection du travail leur a demandé de se mettre en règle. Sa démarche consiste à identifier d’éventuels facteurs de risques psychosociaux, puis de mettre en place des mesures pour en limiter la portée. «Il s’agit souvent de mesures très ciblées, comme une meilleure répartition des tâches dans une équipe.»
Et oui, les demandes viennent des entreprises elles-mêmes. Car les absences du personnel coûtent cher. Surtout pour des raisons de santé mentale, synonymes d’absences de relativement longue durée. Selon les observations de Promotion Santé Suisse, qui établit chaque année le Job Stress Index, en 2022, celui-ci indiquait que 30,3% de la population active du pays se considérait comme «émotionnellement épuisée». Un niveau jamais atteint depuis la création de l’indice il y a dix ans. Conséquence: ces absences ont coûté près de 6,5 milliards de francs à l’économie suisse en 2022.
À qui la faute?
Formellement, c’est à la direction de s’assurer que les risques pour la santé des collaborateurs soient limités. Une obligation légale, rappelle Lysiane Rochat, mentionnée à la fois dans la Loi sur le travail (LTr) et la directive relative à l'appel à des médecins et autres spécialistes de la sécurité au travail (directive MSST). Selon la taille et le modèle de l’entreprise, on trouve parfois un référent santé-sécurité chargé de ces aspects. Le département des ressources humaines joue aussi un rôle dans la prévention des risques pour la santé. Et, dans les faits, chacun se doit de contribuer au bon fonctionnement de l’entreprise. «Les employés ont aussi un rôle important à jouer, par exemple en dénonçant une pratique problématique ou une injustice dont ils ont été victimes. Mais c’est évidemment plus facile dans une entreprise où la communication se fait facilement.»
Car les absences pour santé mentale ne viennent pas uniquement du surmenage dû à la pénurie actuelle de personnel qualifié, comme le met en lumière l’étude d’AXA. L’intensité et la complexité du travail, les horaires irréguliers, mais aussi le manque d’autonomie, les exigences émotionnelles fortes, les tensions interpersonnelles, des changements rapides et pas suffisamment accompagnés, la pression du temps, un travail qui manque de sens ou se révèle contraire à ses valeurs personnelles, ou encore un manque de soutien constituent autant de facteurs de risques psychosociaux. Mais comme le souligne Lysiane Rochat, «le travail présente aussi de précieuses ressources pour le bien-être des employés lorsque ces aspects sont bien organisés ou maîtrisés». Reste alors à savoir comment les mettre en œuvre.
Vers un leadership bienveillant
Pour Raphaël H. Cohen, l’un des premiers à avoir suggéré, dans un article paru en 2013, la nécessité d’introduire de la bienveillance dans le management, la souffrance au travail vient très souvent d’un sentiment d’impuissance. «Si mon chef abuse de son pouvoir et me met dans une situation difficile, que je n’ai pas de voie de recours, c’est cette situation d’impuissance qui va me détruire. Or, la structure de la plupart des entreprises ne contient pas de voie de recours équitable. Le personnel se trouve ainsi soumis à sa hiérarchie.» Pour l’expert qui enseigne le leadership équi-bienveillant dans des entreprises et des programmes de MBA, une partie de la solution réside dans la mise en place d'une gouvernance équitable qui empêche les cadres d’abuser de leur pouvoir.
Dans la pratique, cette intention peut se traduire par le fait de donner au conseil d’administration la responsabilité de veiller au respect d’une charte des principes incontournables – à établir au préalable – à tous les niveaux de la hiérarchie. Voire de faire intervenir un organisme indépendant pour en assurer le respect, au même titre qu’une entreprise demande aux réviseurs et/ou à l’audit interne de vérifier le bon respect des processus. C’est à cela que tient le préfixe de la formule équi-bienveillant: équitable, c'est-à-dire que les mêmes règles du jeu s’appliquent à tous, peu importe le niveau hiérarchique. Car la bienveillance seule ne suffit pas : elle dépend généralement du bon vouloir des dirigeants. Or, si ceux-ci changent, l’ambiance peut changer drastiquement.
Motivations des travailleurs
Rien de fleur bleue là-dedans néanmoins, ces deux principes étant compatibles avec la nécessité de toute entreprise d’être rentable, voire de dégager du profit: «Il a été démontré que des collaborateurs engagés sont non seulement plus efficaces et plus productifs, mais qu’ils rapportent plus de bénéfice à leur employeur, souligne Raphaël H. Cohen. Comme l’équité et la bienveillance sont des prérequis de l’engagement des collaborateurs, tout en contribuant à leur sécurité psychologique, il apparaît qu’une gouvernance allant dans ce sens est un facteur clé de succès qui réduit les problèmes de santé mentale.»
Une équation tout à fait réaliste, si l’on en croit le classement «Great Places to Work» pour la Suisse. Des entreprises de toutes tailles et de tous secteurs d’activité se distinguent par le fait que leurs collaborateurs sentent qu’ils peuvent y développer leur potentiel et ont envie d’y rester longtemps. Lors de la 15e édition, en 2023, la compagnie d’informatique Cisco Systems remportait la 1e place dans la catégorie des grandes entreprises, et ce pour la 6e fois. La chaîne d’hôtellerie Hilton se démarquait, avec ses établissements de Genève et de Davos, dans la catégorie des entreprises moyennes, et baseVISION, active dans la cybersécurité et basée à Olten, se classait première des entreprises de moins de 50 employés.
Le ranking émane des réponses à un sondage auprès des 29'800 collaborateurs provenant de 220 sociétés. Auparavant traité comme un critère à l’importance relative, l’intégrité de la direction est devenue, en 2023, l’un des cinq plus importants éléments d’une culture d’entreprise basée sur la confiance, soit que les dirigeants tiennent leurs promesses (79% en 2023 contre 52% l’année précédente), qu'ils illustrent les meilleures caractéristiques de leur organisation (78% contre 48%) et qu'ils se comportent de manière honnête et éthique (88% contre 69%).
En collaboration avec Large Network