Une hausse de 24% en 2023: la progression de l’indice de la pénurie de main-d’œuvre en Suisse est impressionnant, avec une évolution marquée: jusqu’alors, la plupart des métiers peu qualifiés connaissaient un excédent de personnel par rapport aux places disponibles. Or, cet écart se réduit sensiblement, alors que le manque de travailleurs qualifiés reste stable.
Ces résultats sont issus de l'étude sur la pénurie de main-d’œuvre en Suisse, publiée chaque année depuis 2015 par le Groupe Adecco Suisse, acteur majeur du recrutement professionnel, en collaboration avec le Moniteur du marché de l’emploi suisse (SMM) de l’Institut sociologique de l’Université de Zurich.
«Ce à quoi nous assistons aujourd’hui sur le marché du travail suisse est une véritable pénurie de main-d’œuvre généralisée. Pour trouver de la main-d’œuvre, qualifiée ou non, les entreprises doivent innover et mieux tirer parti du marché du travail intérieur, mais aussi considérer la main-d’œuvre étrangère», estimait Martin Meyer, directeur d’Adecco Suisse alémanique, lors de la parution des résultats, fin 2023.
L’effet après-Covid encore présent
Les métiers peu qualifiés dont il est question dans l'étude sont par exemple les laveurs de vitres, les marqueurs de routes et les déménageurs, regroupés sous le terme de «personnel auxiliaire». La restauration et l’hôtellerie sont également concernées. Un effet post-Covid, encore tangible aujourd’hui: quand ces secteurs ont été à l’arrêt, une partie des employés a trouvé du travail ailleurs. Lorsque les mesures de confinement ont été levées, il a fallu engager et l’ancien personnel n’était plus disponible.
La difficulté à recruter dans ces deux domaines s’explique aussi par une forte demande à laquelle les entreprises ne parviennent pas à faire face. «Toutes les mesures prises par les gouvernements pour maintenir le pouvoir d’achat pendant la pandémie ont créé de l’épargne, que beaucoup utilisent maintenant pour les voyages et les loisirs, explique Mathieu Grobéty, directeur du Créa, l’institut d’économie appliquée d’HEC Lausanne. Dans l’hôtellerie, mais aussi dans l’aviation, on observe des goulots d’étranglement parce que la demande a fortement repris. Il est ainsi difficile de trouver le personnel adapté.» Cependant, la pénurie dans ces secteurs semble relativement ponctuelle, en regard de ceux dans lesquels le manque de personnel est beaucoup plus structurel, comme les métiers techniques ou le secteur médical.
Par ailleurs, la numérisation demande des compétences de plus en plus pointues qui se révèlent difficiles à trouver, car le marché évolue extrêmement vite. Autre cause de cette pénurie, qualifiée ou non: le vieillissement de la population. Pour la première fois depuis 2000, on comptait en 2023 plus de départs à la retraite que de jeunes actifs entrant sur le marché du travail en Suisse. Un problème commun à de nombreux pays: le groupe Manpower, qui effectue régulièrement des études sur le sujet, montre que le niveau de pénurie de main-d’œuvre qualifiée en Suisse se trouve dans la moyenne internationale.
Compétitivité et innovation en jeu
Pour le directeur de l’institut d’économie appliquée à HEC Lausanne, le problème devrait donc rester un défi important pour les années à venir. À terme, il pourrait se dessiner une perte d’attractivité et de compétitivité de l’économie suisse. «Si les entreprises ne peuvent pas engager du personnel avec les qualifications requises, elles devront peut-être mettre la clé sous la porte, ou deviendront en tout cas beaucoup moins productives et innovantes. Elles pourraient encore partir à l’étranger, où les conditions cadres sont meilleures.»
Les pistes pour exploiter tout le potentiel du marché du travail interne existent: investir dans la formation, la reconversion et la formation continue, faire appel à des personnes en réorientation professionnelle, assouplir les conditions de travail ou procéder au recrutement ciblé de personnel temporaire pour étoffer le savoir-faire interne, dit encore le directeur d’Adecco Suisse alémanique.
Se mettre à jour régulièrement
Car les acteurs de la formation ne peuvent pas résoudre ce problème à eux seuls. «Il est extrêmement difficile d’anticiper les besoins de demain en matière de compétences ou de savoir-faire, car tout va beaucoup plus vite qu’il y a vingt ou trente ans, poursuit le professeur Mathieu Grobéty. Et se former prend du temps.»
L’intelligence artificielle est un bon exemple de cette réalité: personne n’aurait pu prédire il y a quelques années l’impact qu’elle aurait aujourd’hui dans le monde professionnel. Dans le secteur public, le système éducatif doit s’adapter et proposer des formations en adéquation avec le marché du travail. Le fait que les entreprises encouragent leurs employés à suivre des formations continues, constitue un point important pour le professeur d’économie.
L’autre option consiste à recruter à l’étranger: «L’immigration est une bonne chose, et les études le montrent, avance Mathieu Grobéty. Adopter la libre-circulation des personnes en 2002 avec l’Union européenne a en effet permis à la Suisse de dynamiser son activité économique. Les entreprises ont ainsi pu engager du personnel ayant les qualifications requises et augmenter leur productivité. Résultat: grâce à cette main-d’œuvre adéquate et qualifiée, elles sont devenues plus innovantes. En revanche, le recrutement par la Suisse à l’étranger est un point négatif pour les pays dont émanent les travailleurs, car ils perdent à leur tour du personnel qualifié. La Suisse reste malgré tout très attractive en matière de qualité de vie et de conditions salariales.»
En collaboration avec Large Network