Mis en avant chaque année par l'ONG internationale Oxfam, le chiffre provoque des débats sans fin: les 1% les plus riches de la planète produirait autant d'émissions de carbone que les deux tiers les plus pauvres de l’humanité, soit cinq milliards de personnes. Frappant, l’indicateur veut ainsi pointer la responsabilité des plus aisés dans le dérèglement climatique et la Suisse compte indéniablement parmi les accusés.
À l’échelle mondiale, posséder un patrimoine de 880'000 francs suffit pour intégrer le club des 1% les plus fortunés du monde. Ce qui concerne 21% des ménages suisses, d’après l’Office fédéral de la statistique (OFS) – et même 36% à Genève. Et si l’on ne considère que les revenus, un célibataire suisse qui gagne 4500 francs par mois figure déjà parmi le 1% des plus privilégiés de la planète. Et c’est le cas de 79% des résidents suisses. De Genève à Zurich, une bonne part de la population risque d’avoir du mal à accepter l’idée qu’elle fait partie des plus riches du monde... Le constat n’est pourtant pas nécessairement faux – tout dépend de ce qu’on prend en compte.
Qui sont les 1%?
«Si l’écart entre le calcul d’Oxfam et le ressenti des Suisses est à ce point prononcé, c’est évidemment en raison de coûts de la vie très différents d’un pays à l’autre, explique Jérémy Lucchetti, professeur au sein de la faculté d'économie et de management de l'Université de Genève. On n’achète effectivement pas la même chose avec un dollar en Suisse qu’avec le même dollar au Kenya. En revanche, ces études sont précisément calculées en dollars ajustés pour prendre ces écarts de pouvoir d’achat en compte.»
Si l’on ne considère pas la population mondiale mais que l’on s’en tient à la Suisse, il faut disposer d’une fortune de 5,8 millions de francs pour figurer parmi les 1% des plus riches du pays, selon la dernière étude de la société de gestion de patrimoine Knight Frank. En guise de comparaison, il faut 3 millions de francs pour intégrer la même élite à Singapour, 400'000 francs au Brésil et 18'000 au Kenya.
Confrontée à l’accusation d’utiliser un indicateur biaisé, Oxfam se défend: «Pour éviter de confondre richesse et revenus, nos statistiques reposent uniquement sur ces derniers, explique Astrid Nilsson Lewis, Lead Researcher Climate au sein de l’association. Si nous prenions les deux critères en compte, les inégalités seraient encore plus importantes. Nos estimations sont plutôt prudentes.»
L’indicateur peut être éternellement disputé, mais Jérémy Lucchetti estime qu’on peut néanmoins en tirer une leçon en raison d’un phénomène relativement nouveau: «Dans les années 1990, les inégalités d’émissions de CO2 étaient très fortes entre pays. Les moyennes nationales se sont rapprochées, mais les inégalités d’émissions au sein d’un même pays sont plus grandes qu’entre le Suisse moyen et l’Indien moyen. Le premier rejette 5 tonnes de CO2 par an, son homologue indien 2 ou 3, alors que le Suisse le plus aisé en produit 100 tonnes.» Ce que confirme l'étude d'Oxfam: «En Suisse, les 1% les plus riches émettent 13 fois plus de CO2 que les 50% les plus pauvres», souligne Astrid Nilsson Lewis.
S'écharper sur les chiffres reviendrait à rater de toute façon l’essentiel, estime Jérémy Lucchetti: «Des études académiques, comme le Climate Equality Reports, confirme que les plus riches polluent davantage. Au niveau mondial, les 10% les plus riches représentent 50% des émissions de CO2. Même si, là encore, les variations sont importantes de pays à pays. Là où les plus gros émetteurs de Suisse produisent 30 tonnes de CO2 par an, la même catégorie en produit 70 tonnes aux États-Unis.» Il reste que statistiquement, et même avec des revenus modestes à l’échelle nationale, un Helvète se classe presque immanquablement parmi les êtres humains les plus aisés de la planète et pollue donc davantage. À l’échelle suisse, la moyenne de CO2 émise par personne atteint 14,1 tonnes, soit trois fois la moyenne mondiale estimée à 4,8 tonnes.
À grands pouvoirs, grandes responsabilités
Du côté d’Oxfam, ce type d’indicateurs plaide en faveur d’une prise de conscience essentielle pour l’avenir de la planète: en matière de changement climatique, ce sont les plus riches qui disposent des leviers nécessaires pour limiter la casse. Et pas seulement les 1%. «Cette notion est importante pour rappeler que cette catégorie de la population émet du carbone dans des proportions hors-normes. Elle contrôle nos économies, possède parfois des médias et peut influencer les politiques publiques. Mais la classe moyenne des pays riches, dont la Suisse, doit également consommer moins.» Plutôt que les 1%, ce sont donc ces 10% les plus aisés au niveau mondial – et donc 79% des Suisses – qu’il faut convaincre de modifier leur mode de vie, selon Oxfam.
Pour y parvenir, il est essentiel que les gouvernements prennent les mesures nécessaires, juge encore l’ONG: «Il y a de grandes différences entre une personne qui gagne le salaire minimum et qui doit se rendre au travail en voiture parce qu'il n'y a pas de bus, et un milliardaire qui investit dans les énergies fossiles et s’offre une croisière en Méditerranée dans son yacht. Nous ne sommes pas tous également responsables du dérèglement climatique, et nous n'avons pas tous la même capacité à réduire nos émissions. C’est aux pouvoirs publics de s'assurer que ce sont bien les premiers responsables qui contribuent le plus à la réduction des émissions.» Le chemin s’annonce ardu: pour enrayer le changement climatique, l’objectif retenu au niveau mondial est de 2,8 tonnes par an et par personne, cinq fois moins que les émissions moyennes par habitant en Suisse.
En collaboration avec Large Network