La guerre vous prépare au spectacle de la mort. Pas les rives balnéaires de Phuket et de Khao Lak, au nord de l’île paradisiaque thaïlandaise bien connue des touristes suisses. Or c’est la mort qui m’attend, ce 29 décembre 2004, lorsque je débarque, envoyé spécial du «Temps», sur cette plage ravagée, trois jours plus tôt, par l’un des plus effroyables tsunamis de l’histoire.
Trois jours, cela semble beaucoup. Mais sur place, ce n’est rien. En ce 29 décembre 2004, tout le monde reste prostré dans le choc et l’effroi. Les cadavres des noyés rejetés sur le rivage par les flots redevenus calmes, ou repêchés en mer, s’amoncellent dans les cours des pagodes transformées en mouroir, veillés par des bonzes qui psalmodient jour et nuit leurs prières bouddhiques. La seule façon de procéder, pour les conserver, est d’empiler les dépouilles sur des pains de glace. Les premiers containers frigorifiques ne sont pas encore arrivés. Khao Lak est un paradis transformé en enfer par la vague qui a déferlé, au petit matin du 26 décembre.
Le cauchemar
Le cauchemar de cette catastrophe qui a frappé la côte est du Sri Lanka, le nord de l’île indonésienne de Sumatra et le sud de la Thaïlande, entraînant la mort de 220'000 personnes en moins de deux heures, est omniprésent dès la sortie de l’aéroport de Phuket. Quelques jours plus tard, la cheffe du Département des Affaires étrangères Micheline Calmy-Rey arrivera sur place avec une délégation de secouristes, d’officiers consulaires et de journalistes suisses. Mais pour l’heure, c’est la désolation qui est au rendez-vous.
Un premier «resort» se présente, au détour de la colline qui sépare Phuket de Khao Lak, là où la vague meurtrière a frappé le plus fort. Accrochés à la pente, au bord de la route, l’accueil, le lobby et les premières rangées de chambres sont intacts. Rien n’a bougé. Mais dix mètres plus bas, tout a été ravagé. D’un étage à l’autre, l’insouciance a tutoyé la mort. La chambre 717 est intacte. Juste en dessous, la 617 n’est plus qu’un amas de meubles broyés, de draps souillés, d’affaires personnelles happées par les flots en furie. Les cinq étages situés en dessous ont plongé dans le néant en quelques minutes. La vague a tout submergé. Tous ceux qui se trouvaient là sont morts. Du moins le pense-t-on à ce moment-là.
Cimetière marin
Le paradis ne vous prépare pas à rencontrer la mort. Me voici sur la plage, transformée trois jours plus tôt en funeste cimetière marin. Deux vagues, provoquées par un tremblement de terre au large de la province indonésienne d’Aceh (là où il y aura le plus de ravages, comme je le constaterai à la mi-janvier 2004) ont avalé toute trace de vie, avant de se retirer et de laisser la place à une désolation uniforme. Tout est en vrac. Les touristes disparus n’ont pas compris ce qui leur arrivait. Ceux qui ont survécu racontent, hébétés, leur fuite vers les hauteurs, sur les rochers, ou le miracle qui leur a permis de s’accrocher à un mur, à un câble, bref, à quelque chose qui les a retenus, leur évitant d’être emportés vers le fond et de perdre la vie.
La vie justement. Elle se résume ces jours-là à des noms. Des noms de toutes nationalités. Partout. Sur tout type de documents ou de feuilles de papiers. Les autorités thaïlandaises ont aussitôt déployé des centaines de panneaux pour afficher les photos des visages tuméfiés, gonflés, de ceux que la vague a engloutis avant de rejeter. Les premières familles des touristes disparus arrivent, sans être préparées à ce spectacle. Un couple de septuagénaires suisses pleure devant la carte d’identité de leur fille, retrouvée dans le tiroir d’un meuble de sa chambre saccagée par les flots. Ils ne la reverront jamais. Son corps ne sera pas retrouvé.
Cercueils de planches
La jeune fille, venue à Khao Lak avec son compagnon, ne finira pas dans ces cercueils de planches entreposés dans les temples. J’ai vu les corps des victimes dévorés par les asticots, mutilés après des heures en mer, les membres arrachés par tout ce que le tsunami a charrié de débris. J'ai vu les incinérateurs fonctionner à plein régime. Quel père, quelle mère peut être préparé à la vue d’une telle horreur? L’odeur est pestilentielle. Les sauveteurs thaïlandais inondent les piles de dépouilles de produits désinfectants. Beaucoup piétinent en savate le sol gorgé de sangs et de pourriture humaine. La mer, redevenue calme et tranquille, aussi paradisiaque qu’avant, a tout broyé sur son passage.
Ce que j’ai vu à Khao Lak, il y a tout juste vingt ans, reproduisait ce que j’ai constaté, quelques jours plus tard, en Indonésie et au Sri Lanka. Une mobilisation sans précédent des populations locales. Une chaîne de solidarité internationale jamais égalée au point qu’une grande partie de l’aide humanitaire envoyée dans ces régions ne sera jamais utilisée. L’on découvre, sur place, qu’un tsunami est une affaire d’heures. Deux heures de désolation. Et puis plus rien. La vague est repartie. La mort est parfois passée à un mètre d’une maison. A Khao Lak, la route qui longe la côte est heureusement intacte. Elle est embouteillée par les ambulances, les véhicules de secours, mais aussi les voitures et motos privées.
Premiers sauveteurs suisses
Les premiers sauveteurs suisses arrivés sur place veulent d’abord établir des listes. Ils cherchent, comme leurs collègues de toutes les nationalités, à retrouver les registres des hôtels. Ils ont en main ceux de l’immigration des aéroports de Bangkok et Phuket. Chacun veut retrouver les siens. Mais comment? Le tsunami a fonctionné comme une funeste machine à laver et à essorer. Des dizaines de kilomètres de côtes ont été engloutis. Les hôtels construits sans précaution ont laissé place, en quelques minutes, à un enchevêtrement de poutres, de ferraille, de blocs de ciment. Tout a été emporté. Ceux qui ont survécu après avoir été emportés par la vague racontent tous la même horreur: les blessures, les chocs, une tourmente indescriptible.
Je ne l’avais d’abord pas vu. Puis j’ai réalisé. C’est un corps sans vie, jambes arrachées, qui reste prisonnier d’un arbre, dans la mangrove. Ce type de découverte macabre, les sauveteurs en feront pendant des dizaines de jours après le tsunami, trouvant des cadavres de plus en plus abîmés et mutilés. Pendant ce temps, les familles affluent, débarquées de Zurich, Paris, Londres, Stockholm… Des milliers de Thaïlandais, regroupés devant les panneaux, recherchent aussi les leurs. Cette traque aux survivants est affreuse. Beaucoup de parents ont en main un bloc-notes, un crayon, du scotch et des photocopies des visages de leurs disparus. Ils agrafent, ils notent, ils interrogent leurs ambassades, évidemment débordées.
Voici ce que j’ai vu en cette fin décembre 2024 à Khao Lak, au nord de Phuket où des rues entières, en bord de mer, étaient réduites à l’état de cimetières de voitures enchevêtrées les unes dans les autres. Avant que l’horreur absolue ne me submerge à Aceh, en Indonésie. Une terre alors littéralement rayée de la carte. Des quartiers entiers engloutis. Des navires projetés à une dizaine de kilomètres à l’intérieur du rivage. La marque de la vague gravée sur la pierre des falaises. Idem au Sri Lanka.
Polémiques humanitaires
J’y ai revu ensuite les villages préfabriqués montés à la va-vite pour abriter les populations locales, le gaspillage humanitaire, la concurrence entre les organisations internationales et la très efficace solidarité locale… J'ai raconté tout cela dans un livre «Tsunami, la vérité humanitaire» (Ed. du Jubilé) publié un an plus tard. Mais aussi le retour de la paix dans cette province nord de Sumatra où la catastrophe mit fin à des décennies de rébellion armée.
Voici pourquoi ce 26 décembre 2004 reste, pour tous ceux qui l’ont connu de près, une date ineffaçable.