Un regard historique
Entre l'Algérie et la France, ne pas insulter l'histoire et la douleur

Emmanuel Macron se rend en Algérie jeudi 25 mars pour une visite à hauts risques de trois jours. Les rapports de l'ancienne colonie française avec Paris demeurent très tendus, mais le gaz algérien est aujourd'hui indispensable. Interview d'un historien.
Publié: 25.08.2022 à 06:08 heures
L'Algérie où se rend Emmanuel Macron le 25 août est un pays en pleine convulsion politique, secoué depuis 2019 par le mouvement de protestation du «hirak». Il a d'abord visé le pouvoir de l'ex président Bouteflika, puis celui de l'armée qui tire les ficelles en coulisses.
Photo: keystone-sda.ch
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Richard WerlyJournaliste Blick

Visite historique cette semaine en Algérie pour Emmanuel Macron. Le président français arrivera à Alger jeudi 25 août pour trois jours, au moment où les ressources gazières du pays sont décisives pour l’Europe, en pleine crise énergétique.

Une visite qui exigera surtout beaucoup de diplomatie, entre l’ancienne puissance coloniale et le plus grand pays du Maghreb, clé pour des enjeux aussi importants que l’émigration en provenance d’Afrique vers l’Europe, la guerre contre le djihadisme au Sahel ou le rôle de l’Islam en France.

Comment se parler? Comment coopérer alors que la mémoire de la colonisation et de ses crimes est exploitée à des fins politiques dans les deux pays? L’historien Michel Pierre, qui vient de boucler une histoire de l’Algérie, à paraître aux éditions Tallandier en février 2023, estime crucial de porter un autre regard sur ce pays.

Blick: L’histoire de la colonisation est revenue sur le devant de la scène politique en France. Un rapport sur le mémoire a été rendu par l’historien Benjamin Stora. Certains, comme Eric Zemmour, condamnent «la repentance». Emmanuel Macron avait, en 2016, assimilé pour sa part le colonialisme à un «crime contre l’humanité». Comment s’en sortir des deux côtés, soixante ans après les accords d’Evian du 18 mars 1962, qui ont abouti à l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962?
Michel Pierre: Les enjeux ne sont pas les mêmes des deux côtés de la Méditerranée. Pour la France, le souvenir de l’ancien empire colonial est toujours présent. Il impacte les considérations géostratégiques, notamment en Afrique, le débat sur la francophonie, l’obligation de protéger le deuxième domaine maritime mondial et il est indissociable, bien sûr, de la problématique de l’immigration.

Côté politique, la mémoire de la colonisation attise des débats, sur la culpabilité de la République, sur la repentance, sur la faute inexpiable du colonialisme. Ou, à l’inverse, sur le terrorisme du FLN, le drame des harkis, l’exil des Pieds-noirs. Bref: les relations entre la France et l’Algérie sont prisonnières d’un vocabulaire et parfois de visions simplistes qui manipulent l’histoire dans l’intérêt de chacun. Zemmour, qui revendique ses origines maghrébines juives, fait preuve d’une ignorance crasse.

Pour l’Algérie en revanche, l’héritage de la colonisation est un sujet bien plus fondamental et sérieux. La période coloniale a participé à l’ouverture à la modernité mais, comme l’avait dit l’ancien président Bouteflika, «au prix de l’aliénation de l’autochtone à ses limites extrêmes.»

Avec pour conséquence une guerre de plus sept ans avec la France et une indépendance arrachée par une lutte sanglante, enracinée dans une résistance ancienne ponctuée de révoltes depuis 1830. Il est logique, dans ces conditions, que ce passé terrible y alimente le discours nationaliste basé sur l’islam, la langue arabe et le concept ethnique de l’arabité, contraint par la suite — et à juste titre — de prendre en compte, de gré ou de force, la dimension berbère des origines.

Emmanuel Macron a récemment dénoncé la «rente mémorielle» utilisée comme un outil de propagande par les régimes algériens successifs pour se maintenir au pouvoir. Il avait raison?
Dans l’immédiate après-indépendance et particulièrement sous le président Houari Boumediene, l’Algérie s’est développée dans un élan socialiste, révolutionnaire, tiers-mondiste, qui ne l’enfermait pas dans un exclusif et étouffant dialogue avec l’ancienne puissance coloniale.

Puis il est devenu tentant, dans les années 80, pour expliquer les échecs économiques, la mal-gouvernance et le mal-développement du pays, de s’en prendre au hizb frança, le soi-disant «parti de la France» , cinquième colonne qui serait toujours présente et puissante en Algérie. Facile aussi d’accuser Paris de songer en permanence à reprendre pied dans son ancienne colonie. La rente mémorielle s’est installée, ainsi qu’une forme de relation paranoïaque avec la France, toujours accusée du tout et son contraire.

Il faut toutefois bien avoir en tête une énorme différence humaine entre la France et l’Algérie en ce qui concerne la guerre d’indépendance. La lutte de libération et la colonisation ont laissé des traces mémorielles dans chaque famille algérienne bien plus que l’Algérie française n’en a laissé dans l’ensemble de la population française.

Le chiffre des morts et des victimes algériennes est au minimum dix fois supérieur à celui des victimes françaises. Il est dès lors logique pour les autorités algériennes d’entretenir cette mémoire tragique et douloureuse par des dates commémoratives multiples, des monuments divers, des musées, des plaques, des fresques et des statues.

A titre d’exemple, si la réconciliation franco-allemande était chose relativement aisée, car tissée entre vieilles nations aux multiples références communes., elle est beaucoup plus compliquée dans le cas franco-algérien. A l’issue d’une guerre asymétrique dans tous ses aspects, dont certains particulièrement atroces. La situation coloniale n’avait par ailleurs rien à voir avec un affrontement entre nations d’Europe occidentale.

Certains affirment que l’Algérie a été une création de la colonisation française, que le pays et a fortiori la nation algérienne n’existait pas avant la conquête commencée en 1830. Que dit la recherche historique de ces affirmations?
C’est faux. Réduire l’Algérie à la colonisation Française est une grave erreur. On peut considérer que la régence d’Alger dès le 16ème siècle est un État. Plus ou moins dans l’orbite de la Sublime Porte (le nom donné à l’Empire ottoman), elle signe des accords et des traités avec toutes les puissances européennes. Y compris avec les États-Unis au début du XIXe siècle.

Certes, Alger n’est pas la capitale d’un pays fortement organisé. Mais le pouvoir du dey (l’équivalent d’un souverain plus ou moins désigné par les siens) s’appuie sur celui de trois beys (ses vassaux) au centre, à l’est et à l’ouest du pays. De plus, les frontières de la régence d’Alger, avec le royaume chérifien du Maroc à l’ouest et la régence de Tunis à l’est, sont à peu près délimitées et très proches de celles de l’Algérie d’aujourd’hui. Cet État doit cependant fréquemment affronter résistances et révoltes de la part de fortes entités urbaines, tribales, régionales et confrériques que la France trouvera aussi sur ses chemins de conquête par la suite.

Vous êtes partisan de regarder l’histoire de l’Algérie sur la longue durée pour éviter de focaliser sur les 132 ans de présence française. Pour vous, les relations entre les deux pays ne doivent pas se limiter à cette période?
Je prendrai un seul exemple, qui confirme l’importance de ne pas se laisser prendre au piège de la seule histoire coloniale. La régence d’Alger et le royaume de France entretiennent des relations dès le règne de François 1er, lorsque celui-ci négociait avec le corsaire Khayr ad-Din, mieux connu sous son surnom de Barberousse!

Tout préoccupé de sa lutte contre Charles Quint, le souverain français, dans le cadre de liens privilégiés et d’un accord militaire avec l’Empire ottoman, a permis au corsaire d’Alger et à ses milliers de marins turcs et autres de séjourner et d’hiverner en 1543 à Toulon, où la cathédrale Notre-Dame-de-la Sens a même été transformée pour un temps en mosquée!

Toute l’Europe en fut outrée et le roi de France se vit accusé de vouloir «apprivoiser la bestialité turque avec la piété française» ! Par la suite, les bonnes relations se sont poursuivies sous les règnes d' Henri II et de Charles IX avant de se tendre sous Louis XIV, qui a fait bombarder Alger par l’amiral Duquesne en 1682 et 1686.

Il ne faut pas oublier non plus que ces affrontements maritimes opposaient aussi, à l’époque, des Européens à d’autres Européens. Une bonne partie des raïs, les capitaines de navires corsaires, étaient des chrétiens capturés au combat et convertis. Ayant compris que devenir musulman permettait de faire preuve de ses qualités de marin ou de combattant sans esprit de caste — alors que devenir capitaine d’un bâtiment en royaume d’Occident est chose impossible pour un roturier — ils sont nombreux à servir le dey d’Alger.

Tout cela entretient des liens incessants des deux côtés de la Méditerranée. Le dey d’Alger fait aussi venir des artisans fondeurs, des sculpteurs et multiplie les achats en Occident. Les marchands de Marseille et de Provence ont une habitude séculaire des rivages algériens. Le blé d’Algérie approvisionnait le Languedoc et la Provence.

Alger est, à la fin du XVIIIe siècle, une ville cosmopolite où ont cours les sequins vénitiens, les pistoles d’Espagne et autres monnaies où on parle de multiples langues. On y importe des armes et du bois du Brésil, du café, du coton, de l’étain, de la soie, du tabac. Il en part des céréales, des chevaux, du cuivre et du corail, de la laine et des cuirs. À titre d’exemple, à la fin du 17ème siècle, la duchesse de Choiseul sélectionne pour ses terres d’Amboise, dans le Val de Loire, des brebis et béliers originaires du Constantinois. L’ADN des relations entre la France et l’Algérie est bien antérieur à la période coloniale.


Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962, l’Algérie mérite un autre regard de la part des Français et des Européens?
Oui, résolument. Regarder le temps long, c’est apprécier le destin d’Alger comme grande ville méditerranéenne, une ville que le jeune Napoléon Bonaparte a même un temps rêvé de conquérir. Cependant, cette Algérie de la Méditerranée ouverte sur le large n’est pas celle des campagnes et des hauts plateaux, celle de la Kabylie à l’économie vivrière ou pastorale, ou celle des oasis de la barrière sahélienne, enracinées dans une autre temporalité et rétives à l’envahisseur français, comme elles l’avaient été aux ambitions ottomanes.

Cet envahisseur n’a, à l’origine. aucun plan précis de ce qu’il doit faire de sa conquête d’Alger et de son succès militaire de l’été 1830. Déjà à l’époque, les plus lucides de ses généraux considèrent que le pays n’est tenable qu’avec une force armée de plusieurs centaines de milliers d’hommes. Ce que la guerre permettra de vérifier, plus d’un siècle plus tard.

Si l’on considère la civilisation partagée sous l’empire romain puis les temps médiévaux où l’Occident a accès aux produits du trafic subsaharien dont l’or du Soudan, si l’on considère les revenus tissés par le commerce méditerranéen, y compris celui des esclaves pris de part et d’autre, nous sommes en présence de contacts foisonnants, incessants, en haine ou en paix. La présence française a représenté finalement un moment assez court, mais elle était le fruit de la longue histoire qui l’a précédé et à la source d’une histoire d’aujourd’hui extrêmement complexe.

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